« Le jongleur est entré en marchant sur les mains, récitant des vers du Manfred de Lord Byron avec un fort accent écossais. Puis il tira de son escarcelle trois haches avec lesquelles il jongla sous les ovations de la foule.
– Mais comment peut-il jongler s’il se tient en équilibre sur les mains ?
– Je vous ai expliqué que c’était pour un récit. Si c’est écrit c’est que c’est possible, au lecteur de trouver comment.
– Ca ne fonctionne pas ainsi, il faut que la crédibilité soit établie pour que le lecteur y croie.
– Le lecteur croit ce qu’on lui dit de croire, un point c’est tout. Le jongleur pourra utiliser ses pieds.
– Mais les orteils ne suffisent pas à…
– Alors disons que j’ai précisé qu’il se tenait en équilibre sur les mains, mais je n’ai pas dit qu’il avait les pieds en l’air, il pourra très bien rester courbé et user de ses mains sans que cela pose problème.
– Dans ce cas là où est la prouesse ?
– Oh mais vous m’énervez !
– C’est vous qui êtes pénible avec vos récits décérébrés. La semaine dernière ce fut la huitième note qu’un musicien aurait inventée, et lorsque je vous ai interrogé vous en êtes arrivé à me parler d’une note au-delà de la septième sans même comprendre qu’elle existait déjà et que c’est simplement l’octave ; rendant toute l’intrigue de votre récit absurde. Encore la semaine précédente, avec votre nombre situé, je cite, « à équidistance de 4 et de 5 mais qui n’est pas 4,5 » et dont vous m’avez expliqué qu’il ne sert à rien calculer et que vous n’aviez aucune idée de ce qu’il pourrait être. Et encore avant cela ce fut une nouvelle étoile qui serait apparue dans le ciel, et, là encore, vous ne saviez pas de quoi vous parliez : pollution lumineuse, création d’un nouvel astre et vitesse de la lumière, jusqu’à la plus vague notion d’astronomie, derrière votre idée il n’y avait aucune…
– Oh ça va, hein, pour critiquer vous êtes très fort, mais pourquoi, alors, lisez-vous mes œuvres ?
– Parce que je suis la deuxième tête de notre corps de bicéphale.
– Vous pourriez très bien fermer les yeux, vous débrouiller pour ne pas lire…
– Pas quand vous relisez quinze fois vos écrits à haute voix et que vous me tenez les paupières ouvertes avant de me presser de questions et de me harceler jusqu’à ce que je vous mente en présentant que vos inepties sont très bonnes et qu’il est incompréhensible qu’elles soient refusées par les éditeurs.
– Ah, nous sommes bien d’accord, ce que j’écris est vraiment très bon, et il est incompréhensible que ces idiots d’éditeurs refusent mes œuvres trop raffinées pour leurs misérables éditions.
– Je vous décapiterai un jour !
– Pas si j‘écris un récit qui ferait de nous des jumeaux plutôt que des deux têtes d‘un même corps. »

Que quiconque trouve sa vie exécrable et se plaint de sa solitude se souvienne qu’il aurait pu être la seconde moitié d’un bicéphale et partager son existence entière avec un crétin.

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