Le chien pourri par Claude Seignolle

C’était en octobre 1939. L’armée française pataugeait et renardait dans ses terriers, ses tranchées ou ses sapes, à l’exemple de la dernière Grande Guerre. Les ruses étaient nos combats ; celles pour la nourriture, le sommeil ou la maladie avec l’espoir de convalescence. La guerre ? oui, nous y trempions mais qu’elle était drôle, cette muette ! Nous, Renards kakis face à d’invisibles et pesantes hordes de Loups verts qui, massées à quelques kilomètres de là, prenaient gravement la guerre au sérieux.

Chaque jour il pleuvait plus que de raison ; le ciel, moribond d’un automne précoce, était affreux et cafardeux. La fin du Monde semblait proche mais nous finissions goulûment notre ère ratée grâce à une belle cuisine roulante qui, abritée sous une simple bâche, était le cœur de notre détachement motorisé, le Haut-lieu de la Sainte Pâture vénérée et respectée. Et, de même qu’autrefois les fidèles édifiaient leurs misérables demeures parasitaires aux flancs des édifices sacrés et, tout comme les hirondelles placent leurs nids-verrues contre les façades de nos maisons, de même la compagnie avait dressé ses toiles de tentes individuelles ou rangé ses camions dans l’orbite de la roulante, afin de pouvoir à tout instant se griser des senteurs nourricières du bœuf bourguignon, des frites, du riz au gras ou du jus rituel, précieux réconfort que nous cuisinait artistement Léon, mon complice, car j’étais alors le comptable des denrées régimentaires.

Je ne puis me retenir de parler encore de la roulante, notre Sanctuaire. Crapaude, elle avait deux ventres qui étaient les cuves de devant, pour la viande et les légumes ; et une vessie : la petite cuve sacrée de derrière, réservée au café, au fond de laquelle on trouvait immanquablement, lorsqu’on la récurait, une fois par mois, des peaux et des petits os de rats cuits, recuits, tombés là par maladresse car les voleurs de jus laissaient toujours le couvercle ouvert afin de ne pas renouveler leurs bruits. Les foyers étaient vastes et solides. Heureusement, parce que, pour faire prendre le bois vert et mouillé nous l’arrosions à grandes bolées d’essence : dix litres que nous enflammions de loin en jetant un brûlot. Le feu démarrait et soufflait sans jamais rater, projetant chaque fois hors de l’ouverture du foyer une queue de comète qui menaçait de déplacer l’engin à la manière d’un antique canon de siège.

Le dépotoir, plaie ouverte de toute cuisine en campagne, se trouvait un peu à l’écart. Chaque semaine nous versions un ou deux hectolitres d’essence sur sa

pourriture afin de la purifier des vers qui y grouillaient par milliards et dont le trop-plein se répandait sur la boue d’alentour en colonnes serrées, allant sans but, larves désorientées, les plus fortes repoussant les plus faibles et se réservant les meilleures places sur la pièce montée des détritus sans cesse renouvelés. Nous vidions trois ou quatre bidons ; une allumette là-dessus et, lorsque ça flambait, nous entendions le monstrueux grésillement des vers cramant et éclatant. Après il en restait autant. Il fallait voir cette masse puante grouiller sur vingt centimètres d’épaisseur, onduler telle une houle et se gonfler comme une poitrine qui respire !

Il y avait aussi les chiens. Des chiens errants, affamés : ces pauvres chiens lorrains qui avaient perdu d’un seul coup leur niche et leur maître qui, eux-mêmes, avaient perdu leur ferme et tous leurs biens, sommés par un ordre bref de quitter sur l’heure la zone franche de la Ligne Maginot où nous nous trouvions avec toutes ces épaves entre les jambes.

C’étaient les chiens perdus de ces villages perdus. Ils erraient autour de notre campement, les uns apeurés, les autres féroces, tous maigres. L’un d’eux, sans dieu ni diable – l’homme doit être le dieu ou le diable de son chien selon qu’il le caresse ou le frappe –, l’une de ces pitoyables bêtes venait chaque jour flairer le tas de détritus et, ayant fait son choix, emportait d’un brusque coup de gueule un os couvert d’une chair vert-de-gris.

Il était affreux avec ses plaies croûteuses, ses poils fauchés par la pelade et sa peau sécrétant une continuelle infection qui lui tirait un sang noir sur lequel la boue plaquait sa fragile armure de terre. Ses oreilles pendaient, flétries, presque détachées par une lèpre qui décharnait également ses babines et, comble de malheur, il traînait une patte brisée sans doute par quelque camion et généreusement gangrenée. Mais, bien qu’il ne fût plus qu’une infecte chose : un sac de pus procréé par un charnier plus pernicieux que notre dépotoir, il remuait le cœur de pitié, ce chien pourri et cela parce que son regard suppliant savait émouvoir les plus coriaces d’entre nous, pour la plupart des routiers ayant écrasé leur demi-douzaine de chiens et de chats, sans compter une kyrielle de poules si ce n’était quelques piétons téméraires.

Il ne restait de pur dans cette horreur animale, que les yeux.

— C’est un épagneul, me dit Léon, la première fois que nous le vîmes.

— C’était ! rectifiai-je.

On le tolérait autour de nous, mais un jour ce fut trop : s’étant roulé dans le dépotoir, il s’y endormit à nous couper l’appétit. Aussi décidâmes-nous de le tuer, Léon et moi.

Ce ne fut pas facile. Le courage nous manqua lorsque, ayant réussi à l’acculer dans un trou herbeux, nous commençâmes à le frapper à coups de bâton aussi violents que maladroits. La pauvre bête hurlait comme un enfant puni pour une faute qu’il n’a pas commise. Nous avions la sensation d’assassiner un

être humain et non, un chien. Pourtant nous faisions cela pour lui, afin qu’il ne souffre plus et que son martyre finisse une bonne fois pour toutes !

Certes, nous aurions pu l’empoisonner, mais nous pensions qu’à force de dévorer tant de saletés, il devait être immunisé contre les pires poisons. Nous aurions pu aussi l’étendre d’un coup de lebel, mais l’ordre était formel, strict et passible du peloton d’exécution : pas de coup de fusil, économie ! Bon sang ! nous étions pourtant en guerre, en guerre contre la boue, contre les vers, contre les chiens !

La misérable bête se roulait et hurlait toutes ses tripes dans le trou où, lâchement nous la torturions à coups de bâton. Chaque fois que nous la frappions, nous faisions un saut de côté dans la crainte que son corps bourré de pus n’éclatât et nous recouvrît d’une giclée de microbes.

« Il faut lui briser la tête, rageait Léon, entre ses dents serrées. »

Évidemment, mais c’était l’endroit le plus pénible à atteindre, non que le chien en se débattant esquivât lourdement les coups, mais parce que, là, débordaient les yeux implorants qui demandaient l’indulgence et ne se résignaient pas à voir en nous des tortionnaires.

Alors, fermant les nôtres, nous écrasâmes les siens au jugé et l’animal ne bougea plus, enfin mort. Jetant loin nos bâtons contaminés, nous recouvrîmes le trou d’un haut tumulus de lourdes pierres.

*

Le soir, en me couchant entre les roues de notre camion-abri, sur la paille épaisse et remuante de rats, j’avais le cœur encore retourné. Assoupi, je sentais bien que je ne perdais pas conscience. Léon, lui, dormait parce qu’il avait trop bu, pour oublier.

Et voilà que j’entendis un bruit irrégulier de feuilles froissées. Puis, après une rapide séquence de sommeil, ce furent des lapements proches. Une odeur fétide flotta autour de moi. Je me redressai. Ma main saisit la lampe électrique. J’éclairai.

Horreur ! là, devant moi se dressait le chien pourri. En plus des plaies anciennes, il portait sur tout le corps celles fraîches, au sang coagulé et terreux, ouvertes par nos bâtons. Sa langue rose, seul morceau de chair pure qui restait en lui, pendait et haletait.

Il flaira et trouva une gamelle de riz qu’il lapa gloutonnement.

Poussé et mis à genoux par une sourde épouvante, je reculai vers le renfoncement où dormait Léon que je secouai. Il avait le sommeil mauvais et se réveilla, féroce à me lancer un coup de pied.

« Regarde !… mais regarde donc ! hurlai-je avec des hoquets de dégoût.

Alors, saisissant nos lebels tabous, nous tirâmes comme deux forcenés toutes nos balles défendues sur ce monstrueux revenant de l’au-delà canin.

Et, enfin, trépassa une seconde fois et définitivement, le chien pourri du pays perdu que la faim avait ressuscité.

Claude Seignolle, 1959