CHAPITRE PREMIER
Dans le grand hall du siège de la revue L.E.M. (« L’étrange et le mystérieux dans le monde…, et ailleurs »), une longue table avait été dressée, chargée de verres et d’innombrables bouteilles où les jus de fruits voisinaient avec le bourbon Old Crow, le Morlant brut ou le Gilbey’s whisky ; éclectisme de bon aloi pour ce cocktail offert par Gilles Novak à ses collaborateurs et amis à l’occasion du succès obtenu par cette revue dont le tirage venait d’atteindre 100 000 exemplaires.
Le Tout-Paris de l’insolite et du « mystérieux inconnu » se trouvait réuni et l’on pouvait voir, verre en main, Robert Charroux discutant avec animation en compagnie de Guy Tarade et Sylf, cette femme charmante et pleine de douceur qui enfanta l’étrange univers de Kobor Tigan’t , ou bien Richard-Bessières, Maurice Limât et Max-André Rayjean s’entretenant de leur dernier — « né », tandis que Jean Sendy et Marc Thirouin s’efforçaient de concilier leur point de vue divergent sur les O.V.N.I., Sendy rejetant la thèse « origine extra-terrestre actuelle » pour s’en tenir aux incursions des « Célestes » dans le passé et Thirouin soutenant que lesdits « Célestes » pouvaient fort bien revenir, de nos
jours, observer notre vieux globe terraqué où, jadis, ils comptèrent fleurette aux « filles des hommes », selon le sixième verset de la Genèse.
A ces auteurs d’ouvrages documentaires non orthodoxes et hérétiques (aux yeux de la Science officielle), ou de romans de science-fiction, se mêlaient la plupart des membres parisiens de l’Institut International des Sciences Parallèles, créé à l’instigation de Gilles Novak et dont la revue L.E.M. publiait régulièrement les travaux, pour la plus grande satisfaction de ses lecteurs.
L’on remarquait aussi Bernard Borg, le jeune — et moustachu ! — créateur de bijoux aux dessins, aux émaux ou pierres étranges, accompagné de sa ravissante épouse revêtue d’un sari, certainement ramené de leur long séjour dans l’ashram de Sri Aurobindo, à Pondichéry.
Très belle et délicieuse dans sa robe d’été ultra-courte (faisant ainsi foin de la mode « maxi » qu’elle laissait à celles qui préféraient, souvent avec quelque raison, dissimuler leurs jambes !), Régine Véran, son Icarex muni d’un objectif grand angle suspendu en sautoir, jouait à la fois les hôtesses et les reporters-photographes.
Fort accaparé par ses hôtes et par ses collaborateurs qui tous étaient devenus ses amis, Gilles Novak allait d’un groupe à un autre, s’interrompant pour saluer de nouveaux arrivés ou s’attardant parfois à parler travail, malgré l’ambiance joyeuse de cette réception qui ne s’y prêtait guère. Laissant Serge Hutin et Jean d’Argonne s’entretenir d’ésotérisme avec les peintres Kerlam et Charles Floutard (qui illustraient magistralement leurs articles), Gilles prit « au vol » sa photographe par le bras.
— Georges Maillard » n’est toujours pas arrivé ?
— Si, je l’ai vu, il y a deux minutes. Il bavardait vers la dernière baie du hall, avec Claude Seignolle et Jean-Paul Clébert.
— On parle de moi ?
Ils se retournèrent et sourirent à Seignolle qui, un scotch en main, se frayait un passage en direction des amuse-gueules.
— Régine me disait que, il y a un instant, tu étais avec Georges Maillard.
— Je l’ai laissé pour aller me ravitailler, Gilles. Tu devrais aller voir du côté de l’entrée. Il s’y dirigeait, quand je l’ai abandonné. Nous devons nous revoir dans un moment, ou sinon, chez toi à Fontainebleau, pour le banquet.
Le voyant s’éloigner vers le buffet, Régine plaisanta :
— Ne mange quand même pas trop, Claude, sinon, tu bouderas les plats succulents qui nous attendent au dîner !
Avec ce sourire à la fois faunesque et malicieux que lui connaissaient bien ses amis. Claude Seignolle rétorqua :
— J’ai toujours un appétit du diable !
Pour l’auteur des Evangiles du diable , cela pouvait avoir plusieurs sens !
Revenant aux préoccupations du journaliste, Régine s’informa :
— Bon. Nous en étions à Georges Maillard. Ne peux-tu attendre le repas, pour lui parler ? cela pouvait avoir plusieurs sens !
— Je voulais surtout souhaiter ici la bienvenue à l’un de ses confrères électroniciens qu’il doit amener. Un garçon, paraît-il, fort brillant et qu’il espère coopter pour l’intégrer à notre Institut.
Avisant le directeur de L.E.M., Robert Charroux s’approcha :
— Maillard te cherche, Gilles. Il est du côté de l’entrée où il m’a dit attendre l’un de ses amis.
Novak et la photographe jouèrent des coudes pour gagner l’entrée du hall où ils trouvèrent effectivement l’électronicien Georges Maillard, clignant des yeux derrière ses verres de myope et cherchant encore, au milieu de l’assistance, ceux qui venaient à sa rencontre.
La cinquantaine proche, les tempes grisonnantes, mince et distingué, Maillard parut soulagé en découvrant enfin sous son nez Gilles et Régine.
— Ah ! Je vois que Serge Hutin ou Charroux t’ont dit que je me trouvais là.
— Pourquoi ne t’es-tu donc pas approché du buffet, Georges ?
— J’ai préféré attendre Paul Chartier ici. Chartier est ce jeune électronicien qui travaille avec moi, au labo de la Compagnie Hartford. Tu te souviens, je t’en ai parlé, l’autre jour ?
— Je ne l’ai pas oublié, Georges, et c’est pourquoi je tenais à lui souhaiter la bienvenue dès son arrivée. Si tu estimes qu’il est une recrue de choix pour notre Institut, c’était là de ma part la moindre des choses.
— Paul, bien que jeune — il n’a pas trente-cinq ans — est un électronicien de génie, déclara Georges Maillard de sa voix douce et effacée. Tu me connais trop pour savoir que je ne m’emballe pas à la légère et si je lui trouve du génie, sois bien persuadé, qu’il en a. Mais c’est un homme réservé, fuyant la société…, bizarre parfois, surtout depuis quelques mois. Je ne le reconnais plus. Un problème — dont il n’a pas jugé bon de s’ouvrir à moi, bien que je sois son ami — le préoccupe. Souvent, il a l’air absent…
— Ça, pour être absent, fit Régine, désinvolte.
— Rassurez-vous, Régine, ce soir, il viendra, sourit l’électronicien. Il me l’a promis, bien que l’idée de se mêler à tout ce monde ne l’enchantât guère. Il ne m’a pas promis, en revanche, de venir dîner dans ton pavillon de Fontainebleau. Gilles, après la réception. Pour l’en convaincre, pour le décider à accepter de se joindre à nous, ce ne sera pas facile.
Régine prit une pose très vamp et plaisanta, en balançant négligemment son Icarex au bout de sa courroie de cuir :
— Et le bataillon de charme, Georges, qu’en faites-vous ? 11 est célibataire, votre taciturne ?
— Et beau garçon, oui, mais je crains qu’il ne soit trop absorbé par ses. . préoccupations bizarres pour… Bon, le voilà ! abrégea-t-il à mi-voix.
Régine Véran, elle, avait déjà remarqué l’arrivée de cet homme blond, d’une sobre élégance dans son costume beige qui soulignait sa carrure. D’une taille supérieure à la moyenne, le regard franc de ses yeux bleus se porta sur son confrère et ses amis et un sourire aimable creusa deux petites fossettes à ses joues.
« Très beau garçon », se dit la photographe, in petto, plutôt heureuse à l’idée de devoir jouer les « bataillons de charme » pour enlever cette place forte !
Le nouveau venu, un attaché-case à la main, s’inclina tandis que Maillard le présentait à Régine et à Gilles. Sa poignée de main était franche, énergique, reflet de son regard. Il considéra un instant le directeur de L.E.M., eut un imperceptible mouvement de sourcils, à la manière d’une personne qui s’interroge pour savoir si elle n’a pas déjà vu tel visage en telle ou telle circonstance. Il manifesta la même réaction, à peine discernable, en présence de Régine, mais se composa tout aussitôt une mine parfaitement neutre et répondit à l’invitation aimablement formulée par Gilles Novak.
— C’est très volontiers que je boirais au succès de votre remarquable revue, monsieur Novak, mais je crains de ne pouvoir, ensuite, me rendre à votre dîner.
Il ajouta, avec un sourire d’excuse en montrant son attaché-case :
— Je dois, ce soir, achever un travail très important.
Maillard l’entraîna avec ses amis vers le buffet.
— Tout ce que Paris compte de spécialistes de l’étrange, de best-sellers de la science-fiction, je dirais même d’initiés aux arcanes de l’ésoté
risme est là, réuni. Tu as la chance d’être parmi les invités et tu déclinerais cette aubaine, toi qui te passionnes justement pour tout cela ?
Faussement insouciante. Régine n’eut aucun mal à faire jouer ses yeux de biche pour prendre la défense de Paul Chartier.
— N’accablez donc pas de reproches votre ami. Georges. Il n’a pas dit positivement qu’il ne viendrait pas dîner avec nous. Peut-être pourra-t-il finalement s’arranger pour achever ce travail urgent demain, dimanche ? N’est-ce pas, monsieur Chartier ?
Et d’enchaîner, sans lui laisser le temps de répondre, en désignant le bar :
— Que désirez-vous boire ?
Un peu désorienté, parmi tout ce monde, l’électronicien opta pour un scotch et, dans les minutes qui suivirent, Gilles ou Régine eurent l’occasion de lui présenter nombre d’invités, pour chacun desquels il eut un mot aimable, bavardant de leurs œuvres, de leurs articles, de leurs recherches, qu’il avait su manifestement apprécier. Au gré des rencontres et des présentations, Paul Chartier, finalement, se retrouva seul avec Régine à l’autre extrémité du buffet, Gilles et Maillard ayant été « happés » au passage par d’autres convives. La jeune photographe ne fut point fâchée de pouvoir ainsi tenter — en tout bien tout honneur — la conquête de ce séduisant taciturne.
Taciturne ? Voire. Le mot était trop fort pour cet homme distingué qui savait briller par sa conversation ; il venait de le prouver en échangeant ici et là de pertinents propos avec les uns et les autres. Tout au plus pouvait-on, effectivement, lui trouver un air préoccupé, absent parfois, lors des moments de silence.
— Vous travaillez depuis longtemps avec Georges ? questionna Régine.
— Cela fera bientôt cinq ans que je suis entré à la Compagnie Hartford, mademoiselle Véran. Nous dirigeons chacun un département du labo d’électronique. Un homme remarquable, Georges, et un véritable ami, aussi.
— C’est exactement ce qu’il dit de vous, de son côté, sourit-elle, avant de lancer un « appât » pour orienter la conversation vers les recherches parallèles de l’Institut. J’imagine que ce ne doit pas toujours être facile de suivre un programme de recherches imposé, parfois éloigné de la voie intime que le chercheur souhaiterait poursuivre ?
Paul Chartier eut une réaction de surprise mal dissimulée et il la considéra un instant, sans parler, à scruter son visage, ses yeux qui parais
saient candides. Le regard de l’électronicien perdit graduellement de sa fixité et, sans cesser de se porter sur la jeune femme, il s’échappa vers l’intérieur, inhibé par des pensées soudain tout à fait étrangères à leur entretien. Régine, intriguée, soutint ce regard qui ne la voyait plus et se rappela les paroles de Georges Maillard : « Souvent, Paul Chartier a l’air absent, soumis à des préoccupations qui le rendent bizarre. » C’était cela, ou à peu près cela qu’avait dit de son ami l’électronicien.
La photographe prit sur la table une assiette contenant des biscuits salés et la présenta à Chartier qui semblait ne point avoir remarqué son geste. Elle resta un instant ainsi, à le considérer avec étonnement, puis posa sa main sur son bras.
— Un biscuit, monsieur Chartier ?
Avec un temps de retard, il fut tiré de ses pensées et son regard reprit son éclat normal, puis il sourit.
— Excusez moi… Merci, je préfère me réserver pour le dîner.
Dût sa vanité en souffrir, Régine comprit parfaitement que ce revirement ne devait rien à son charme. En l’espace de quelques minutes et pour une raison qui lui échappait, Paul Chartier avait changé d’avis et se montrait décidé à accepter de dîner dans le pavillon de Gilles Novak, à l’issue de la réception !
Et, malgré le temps qui s’était écoulé depuis la remarque de Régine (cherchant à aiguiller la conversation vers l’Institut International des Sciences Parallèles), Chartier y répondit tout comme il l’eût fait si ladite remarque avait été formulée seulement une seconde plus tôt.
— Vous avez absolument raison, mademoiselle Véran : le chercheur, très souvent, aimerait œuvrer dans des voies différentes de celles qui lui sont imposées. Georges m’a d’ailleurs parlé d’un Institut libre, non conventionnel, où les chercheurs peuvent exercer leur sagacité en des domaines dédaignés avec mépris par les savants en titre. Cette possibilité mérite réflexion… Mais je vous ennuie avec tous ces problèmes fort étrangers aux jolies femmes, sourit-il galamment.
Merci et détrompez-vous, monsieur Chartier. Ces problèmes ne me sont pas tout à fait étrangers dans la mesure où je travaille aux côtés de Gilles qui n’est autre que le promoteur de cet Institut.
Vraiment ? s’étonna-t-il. M. Novak est… à l’origine de la formation de cet organisme… non orthodoxe ? Bien sûr, j’aurais dû m’en douter…
Il avait prononcé ces derniers mots comme pour lui-même, déjà repris par ses pensées vagabondes.
— Ce soir, au cours du dîner ou après, vous pourrez bavarder de l’Institut avec Gilles, et je suis sûre que vous sympathiserez, tous deux,
je suis, quant à moi, persuadée que votre place est parmi nous ; je veux dire au sein de ces chercheurs parallèles, ce qui ne vous empêchera point de poursuivre vos activités professionnelles chez Hartford, naturellement.
— Je ne dis pas non, concéda-t-il, cependant que Claude Seignolle et Charles Floutard s’approchaient (une fois encore !) du buffet.
Les laissant bavarder avec l’électronicien, Régine s’excusa un instant et alla rejoindre son patron et ami qui conversait avec Georges Maillard. A la mine réjouie de la jeune femme, Gilles lui fit un clin d’oeil complice.
— Le bataillon de charme revient victorieux ?
— Oui, mais je ne retire aucune vanité de cette victoire qui n’en est pas une : à brûle-pourpoint, Chartier m’a annoncé, simplement, qu’il dînerait avec nous.
Georges Maillard la taquina gentiment.
— Pas de fausse modestie, Régine. Paul a succombé à votre charme, voilà tout.
— Absolument pas, Georges ! protesta-t-elle. Au milieu de la conversation, il a eu l’air absent, réfugié dans ses pensées, puis, au bout d’un long moment, il avait changé d’avis. Quelque chose, que je ne comprends pas, l’y a incité. C’est vrai que son comportement est bizarre : il m’a longuement regardée. puis son regard a perdu de son éclat, rudes moments et de bons moments aussi, avec lui, lors de la « Croisière de l’Etrange » ([4]). Une aventure qui aurait pu mal finir.
— Pour toi et lui ? la taquina Gilles Novak en songeant, précisément, à l’idylle — éphémère — qui s’était nouée entre la jeune femme et le peintre.
Elle haussa les épaules en riant.
— Je ne parlais pas de cette simple « aventure » sans lendemain, mais des risques encourus. Au fait, Gilles, as-tu revu, depuis, la belle Américaine avec laquelle tu avais eu, de ton côté, une… petite « aventure » ?
— Elle m’avait promis de m’écrire, mais elle ne l’a pas fait… Et comme, de mon côté, je suis assez bousculé…
— Et comme tu es beaucoup trop attaché à ta revue pour t’attacher à quelqu’un qui mène sa propre vie au-delà de l’océan, tu préfères le célibat et la liberté.
— Voilà, ma petite Régine, nos pensées se rejoignent.
— L’ennui, soupira-t-elle, c’est que ce sont seulement nos pensées qui se rejoignent ! Sais-tu que cette liberté me pèse, parfois, et que je me
demande si nous…, si tu…, si toi et moi, nous… Oh ! Et puis, zut, aide-moi donc un peu au lieu de rester à me regarder, goguenard pendant que j’essaie de te faire une déclaration !
Gilles se contint pour ne pas rire de son embarras mitigé de fureur. Il n’ignorait certes pas l’amitié amoureuse qui s’était installée entre eux depuis des années et que leurs « aventures » respectives (sans conséquence, d’ailleurs) n’avaient pu altérer ; invariablement, venait un moment où, dans le « creux de la vague » de leur existence, l’un et l’autre se sentaient très proches, mais, non moins invariablement, Gilles se dérobait, arguant qu’il tenait infiniment plus à une amitié durable qu’à une aventure limitée dans le temps et dont l’issue pouvait engendrer un conflit préjudiciable à l’harmonie de leurs relations professionnelles. Ce que tous deux, au demeurant, comprenaient fort bien ; respectivement dénués de complexes et de la moindre hypocrisie, ils abordaient alors franchement cet argument final et, après deux baisers amicaux, chacun se promettait de ne plus reparler de cela… Jusqu’à la prochaine occasion !
Devant son expression à la fois attendrie et amusée, Régine soupira derechef.
— C’est bon, c’est bon, je sais d’avance ton argumentation sur notre indéfectible amitié et tout le reste ! Malgré tes bonnes fortunes, tu finiras célibataire et tu verras que ce n’est pas drôle !
— Ma petite Régine, c’est la première fois que je perçois chez toi cette amertume, s’étonna-t-il. D’habitude, nous finissons par rire de ces discussions, et cela se termine par deux baisers…
— Sur les joues, je sais ! Mais, ce soir, malgré l’ambiance, je crois bien que j’ai un peu le cafard. Bon, parlons d’autre chose, et…
Elle s’interrompit et fronça les sourcils, étonnée tout comme Gilles de constater le silence qui s’était établi dans un groupe, non loin d’eux. Ils s’approchèrent de ce groupe et virent Georges Maillard qui, avec inquiétude, considérait son ami Chartier, son verre à la main et l’air absent.
— Paul?… Eh ! Paul ? s’alarmait Maillard devant le silence de son jeune confrère.
Avisant Gilles venu à ses côtés, il souffla :
— Je ne sais pas ce qui lui a pris ! Cela fait plus d’une minute qu’il s’est isolé ainsi, oubliant jusqu’à notre existence ! Paul ? insista-t-il en le prenant par le bras pour le secouer.
Le jeune électronicien battit des paupières ; son regard redevint normal et se posa non point sur son ami, mais sur Gilles Novak.
— Je te promets de tout mettre en œuvre pour…
Il se troubla et enchaîna rapidement :
— Excusez-moi, monsieur Novak. Je crains de ne pas avoir très bien saisi votre question ?
Feignant d’ignorer l’étrangeté de son comportement et ce tutoiement dénué de sens, Gilles esquissa un sourire.
— Je disais simplement qu’il est temps, maintenant, de songer à gagner mon petit pavillon où le dîner nous attend…
Le « petit » pavillon de Gilles Novak, à l’orée de la forêt de Fontainebleau, était, en fait, line confortable et spacieuse résidence secondaire, d’un étage sur rez-de-chaussée, dont le jardin — presque un parc — communiquait avec la forêt par une allée cavalière.
Sur la large terrasse, deux longues tables avaient été dressées par cette belle nuit de juin et des extras circulaient, servant les hôtes.
Dès leur arrivée, deux heures plus tôt, Paul Chartier avait exprimé le désir de laisser son attaché-case à l’intérieur du pavillon. Gilles l’avait donc accompagné jusqu’à son bureau afin qu’il y déposât sa serviette.
— J’aurai peut-être quelques notes à prendre, dans la soirée, monsieur Novak. Avec votre permission, je les griffonnerai ici.
— Vous êtes ici chez vous, monsieur Chartier, avait répondu Gilles en se demandant quel besoin son invité pourrait avoir de prendre des notes à pareil moment !
Avisant dans le hall un râtelier où s’alignaient des fusils et carabines — dont une magnifique Reina à répétition automatique — l’électronicien s’était arrêté en se déclarant lui-même amateur de belles armes de chasse. Mais, en disant cela, son esprit paraissait ailleurs…
Durant le repas et ensuite, après les liqueurs, le directeur de L.E.M., Régine et Maillard n’avaient pas manqué de remarquer que, de plus en plus fréquemment, l’énigmatique Paul Chartier consultait discrètement sa montre.
— Il attend peut-être un coup de fil ? avait suggéré Régine, sans trop y croire, d’ailleurs.
De la même voix basse, Gilles avait questionné Maillard.
— Je repense à cet incident, à la fin du cocktail : ton ami s’est-il déjà montré « absent » à ce point ? Je n’ai jamais vu, jusqu’ici, quelqu’un s’isoler aussi complètement de son entourage ! Ce détachement absolu avait quelque chose… d’inquiétant.
— Non, Gilles, c’est vraiment la première fois que Paul « décroche » de la sorte, et moi aussi, cela m’a alarmé.
A minuit passé — la plupart des convives repartis pour la capitale — le jeune électronicien, avec une certaine gêne, s’était excusé auprès de ses hôtes en déclarant qu’il se devait d’aller noter quelques formules venues à son esprit durant le repas.
Tandis qu’il pénétrait dans le pavillon pour gagner le bureau situé au premier étage, les derniers invités prirent congé, laissant leur hôte en compagnie de Régine et de Georges Maillard. Ceux-ci se rendirent alors au living pour s’installer dans les fauteuils, en fumant, pensifs, cependant que les extras débarrassaient les tables extérieures.
Régine étouffa un bâillement et laissa aller sa nuque sur le dossier du fauteuil.
— Que peut-il bien faire, depuis près d’une heure, dans ton bureau ?
— Je n’en sais pas plus que toi, répondit Gilles, songeur, en fixant machinalement, sur le téléviseur, la lanterne de son ami le ferronnier d’art Pierre Chaussé dont les cabochons jetaient des éclats à dominante verte.
» Tu es exténuée, Régine, et je le conçois, après cette journée. Tu devrais aller dormir ; il y a ici quatre chambres d’amis, tu n’auras que l’embarras du choix. Je n’ai pas l’intention de te voir prendre le volant dans l’état où tu es.
— J’accepte volontiers, mais je suis trop curieuse d’attendre le retour de Chartier pour aller me coucher tout de suite.
— Comme tu voudras, fit Gilles en s’adressant ensuite à l’électronicien. Toi et ton ami devriez aussi passer la nuit chez moi. Ainsi, demain, nous pourrions bavarder tranquillement de l’Institut, sujet que nous n’avons fait qu’effleurer au cours du repas.
— Je crois, en effet, que ce serait plus sage, et j’espère que Paul se rangera à notre avis.
Le choc sourd d’un objet tombant sur le parquet du premier étage les fit se lever, indécis.
— Cela provient de mon bureau ! Venez, conseilla Gilles. Chartier a peut-être eu un malaise…
Ils grimpèrent quatre à quatre les marches et suivirent leur hôte qui pénétrait dans son bureau : Paul Chartier semblait dormir, affaissé sur le
sous-main du bureau, parmi une vingtaine de feuillets couverts de schémas complexes, de notes, de signes ou de symboles bizarres, répandus autour de lui.
Maillard se précipita vers son ami et, doucement, aidé par Gilles, il lui souleva la tête, l’adossa au dossier du siège, appliqua sa main sur son cœur.
— El dort, tout bonnement ! marmonna-t-il avec contrariété.
— Comme une marmotte ! compléta Régine. Notre arrivée assez bruyante, les paroles que nous échangeons, rien ne l’a éveillé. C’est curieux, non ?
— Plutôt, fit Gilles, pensif, en examinant par-dessus l’épaule de Maillard les croquis et les notes du jeune électronicien. Pourquoi emploie-t-il alternativement le français et une autre langue, que je ne connais pas, pour griffonner ses notes ? C’est habituel, chez lui ?
Maillard fit une moue d’ignorance tandis que Gilles s’efforçait de découvrir sinon un sens, du moins une racine qui eût pu lui paraître familière dans certains de ces mots étrangers.
— Je n’arrive pas à identifier la langue qu’il emploie… D’autant que, ici et là, d’autres mots sont composés de caractères ressemblant un peu aux caractères cyrilliques, mais différents, tout de même.
— Paul ! Réveille-toi, conseillait Maillard en le secouant doucement. Je t’en prie, Paul !
Lentement, avec un effort surhumain, l’électronicien essaya de soulever ses paupières tandis que sa tête dodelinait.
— C’est… trop… Trop… Je n’y… arriverai… plus. Ils n’ont pas… compris… Pas compris que c’était… dangereux pour…
— Tu divagues, Paul ! s’inquiéta Maillard. Viens, je vais t’aider à te coucher…
Chartier exhala un soupir d’épuisement et, les yeux mi-clos, chercha autour de lui à rassembler ses feuillets, avec des gestes malhabiles. Gilles l’aida dans cette tâche, et la main de l’électronicien rencontra la sienne. Ses doigts se refermèrent sur elle et il tenta de soulever un peu plus ses paupières, clignant des yeux en scrutant le visage du journaliste.
— Ah ! Tor-Hounlak, tu… n’aurais pas dû… J’étais ta… seule planche de… de salut ! Jamais je n’arriverai à… achever à temps la besogne…, pour te sauver.
— Mais, que veux-tu dire par… ? commença Maillard qui se tut, sur un signe impératif de Gilles.
Ce dernier se pencha sur le jeune électronicien et, entrant dans son raisonnement abscons, il chercha à le faire parler.
— Je sais, Paul, je n’aurais pas dû, mais je…, je n’ai pas pu faire autrement. Que s’est-il passé ? Peux-tu me l’expliquer ?
Chartier déglutit, fit lentement oui de la tête et reprit dans un souffle :
— Epuisement… neuropsychique… La masse des… données était trop importante… Le flux des… informations trop… rapide… Je n’arrive plus à… à coordonner… correctement mes…, mes propres pensées.
Régine, angoissée devant le côté fantastique de cette expérience tentée par Gilles pour violer, en quelque sorte, l’esprit de l’électronicien, se mordillait les lèvres. Sa respiration, plus rapide que la normale, fit lentement se tourner vers elle Paul Chartier. Celui-ci mit un moment avant de pouvoir, à travers ses paupières lourdes, cadrer son visage, puis un sourire à peine esquissé erra sur ses lèvres.
— Tiir-Henga… Tu es là, toi aussi… Pardonne-moi, mais je…, je crains que toi et ton époux n’ayez pas… choisi le…, le bon numéro !… Sans doute aviez-vous… d’impératives raisons pour me transmettre cette masse de données…, les dernières… Malheureusement, je… Je crains de ne plus pouvoir… achever ce que j’ai… commencé.
Sur un signe de Gilles, Régine opina et se pencha vers l’électronicien, entrant elle aussi dans son jeu.
— Il faut que tu achèves cette tâche, Paul, il le faut.
— Vous… redoutez une…, une exécution… imminente ?
En prononçant avec difficulté ces paroles, Chartier s’était un peu animé, son souffle s’accélérait.
— Oui, c’est ce que nous craignons, Paul, mentit Gilles Novak. Je t’en conjure, essaie d’achever… ce que tu as commencé. Toi, seul, peux nous sauver, ma femme et moi…
Chartier, par-delà son épuisement, paraissait bouleversé. Il remua ses membres avec difficulté, chercha à se lever, mais retomba lourdement pour s’affaler sur le bureau, les épaules secouées par des sanglots.
Il prononçait des paroles en une langue curieusement chantante, que nul de ses compagnons ne put comprendre, puis il perdit connaissance…