Un hasard minutieux (1974)

Rue Réaumur, dans ce bureau de tabac dont on ravale la façade à l’aide d’un échafaudage en tubes d’acier, j’attends patiemment mon tour pour acheter un paquet de gitanes. Devant moi un homme âgé et bavard, de type calabrais, à l’œil un rien adjudant, pour qui sans doute venir se ravitailler en gros gris est l’occasion de commander encore quelqu’un, tient le tenancier immobile qui l’écoute par politesse commerciale.

Je n’ose rompre le visible besoin du vieil homme que j’observe avec intérêt tant il trahit un désir de s’accrocher là avec des propos en forme de grappin. Il amorce plusieurs fois son départ mais, sur une hésitation, il revient et trouve à nouveau quelque chose dautre à dire.

Cet homme est désorienté et n’agit pas de lui-même ; je serais prêt à jurer qu’il obéit à une force qui se joue de lui comme elle l’entend. Je ne me trompe pas, l’homme finit par avouer au tenancier que « ça ne va pas »… il ressent une sorte d’angoisse qui s’amplifie chaque fois qu’il veut s’en aller. Le « Tabac » rit, et, tout en me faisant le geste de prendre patience, lui rétorque un rassurant « s’il fallait s’écouter chaque fois que ça ne va pas !…»

Alors, avec une visible résignation, le vieux se décide à partir. Il sort. En passant sous l’échafaudage il chancelle et s’écroule d’une masse comme s’il avait reçu un lourd moellon sur la tête.

Nous nous précipitons. Il est mort. Ses yeux sont grands ouverts, les pupilles foudroyées par une surprise aiguë. On le dirait électrocuté. Si bien qu’on cherche aussitôt le fil criminel : point ! Puis le possible moellon assassin : rien ! On ne retrouve aucun matériau coupable. « Encore un coup du cœur » jette quelqu’un.

Les blanchisseurs de façades descendent enfin de leur perchoir-à-laver et, tout de même, au contact de leur responsabilité, s’inquiètent si un de leurs outils n’a pas vagabondé dans le vide : non ! De leur côté également rien. Rien n’est tombé et ce n’est certainement pas cet éclat de plâtre, qui a mis une insignifiante touche de blanc dans les cheveux du mort, que l’on pourrait accuser d’avoir fait office de merlin !

La Police venue emporte le corps vers quelque morgue et tout un chacun s’éloigne après ces sempiternels commentaires sur la fragilité de nos vies citadines.

Le surlendemain, revenu dans le même bureau de tabac, le tenancier me raconte, avec des phrases lissées à point par la force de répétition, que le médecin légiste ne trouvant aucune apparente raison à ce décès mystérieux, a procédé à l’autopsie. Ce n’est qu’en sciant la boîte crânienne qu’il a découvert dans le haut frontal la réponse à l’énigme : le défunt avait eu une jeunesse querelleuse et s’était souvent battu au couteau ; or, au cours d’un de ces assauts, la lame adverse se planta là et s’y brisa, laissant dans l’os un minuscule morceau de la pointe d’acier. Pendant cinquante ans cet homme vécut en condamné à mort, ignorant veinard d’un sursis. Le simple hasard l’acheva en le faisant passer sous l’échafaudage au moment où tombait un maigre éclat de plâtre. La confluence ne fut pas heureuse ; atteinte juste, la pointe d’acier progressa du fatidique millimètre.