Ce que me raconta Jacob

Des amis suédois, qui m’avaient pris dans leur voiture depuis Paris, me déposèrent à Hambourg ce matin de septembre 1958. Je me rendais à Hanovre, et, très fatigué par une nuit de roulage intensif, je désirais me reposer là, avant de poursuivre mon voyage par chemin de fer. Aussi, cherchai-je immédiatement une chambre. Mais, dès mes premiers contacts, il s’avéra qu’en trouver une tiendrait du miracle.

Enfin, un aimable et compatissant schupo me signala qu’à la gare centrale, au bureau du Syndicat des Hôteliers, je pourrais peut-être obtenir une de ces chambres en ville, plus pittoresques que celles d’hôtels confortables. Mais je ne rencontrai là qu’une file de gens soucieux qui attendaient vainement.

Au bout d’une heure, la lassitude ayant vidé le bureau, je me trouvai seul, assoupi sur une chaise, pendant que la demoiselle chargée des lits problématiques me regardait à la dérobée, n’osant sans doute décourager un client aussi patient qu’accablé de sommeil, lorsque la sonnerie du téléphone lui donna du travail et me ramena vers l’espoir.

J’entendis alors, méticuleusement distincte, une voix stridente qui, malgré les douleurs aiguës qu’elle devait enfoncer dans les tympans de l’employée la fit sourire et se tourner vers moi.

En me remettant mon billet de logement, cette dernière me félicita pour ma chance car jamais, paraît-il, l’hôtel de Sankt Pauli, qui venait de se manifester, n’offrait de chambre par l’intermédiaire du bureau syndical. C’était, sans nul doute possible, l’initiative d’un nouveau portier encore ignorant des habitudes sectaires de l’établissement en question. D’ailleurs cette chambre avait été proposée à condition qu’elle soit destinée à un étranger… français de préférence…

« Il fallait que ce fût vous », me dit-elle, encore frappée par ce curieux concours de circonstances.

Ragaillardi par cette aubaine et voyageant sans bagage, je décidai de m’y rendre par le métro.

En sortant à Landungsbrücken, une rafale de vent aigrelet me sauta au visage. Face à moi, agressive, l’Elbe, striée de sourdes colères aquatiques, bouillonnait, son eau lacérée par les hélices. Çà et là, venant du port aux membres étirés et écartelés, de poussifs soupirs de sirènes, ouateux, comme produits par d’épaisses cornes de brume, avivèrent un instant dans mes pensées le souffle figé de ces anges joufflus que les cartographes anciens n’omettaient jamais de dessiner aux coins des portulans afin d’indiquer agréablement, et de céleste façon, les dominantes du vent.

Descendu au seuil de Sankt Pauli, je me hâtai vers mon providentiel hôtel situé Reeperbahn, moelle épinière de ce quartier chaud où viennent s’acoquiner à plaisir, non les Hambourgeois qui se respectent trop d’être Hambourgeois, mais les paysans de la région, les étrangers de passage et tous les matelots sans exception, faisant le quai à Hambourg. Sankt Pauli, le Pigalle de là-bas, en partie épargné par les bombardements anglais – comme si les aviateurs avaient voulu, volontairement, et malgré les ordres de destruction totale, se réserver du bon temps pour l’occupation : une sorte de droit de cuissage à prendre intact sur les vaincus.

Il faut voir, entre ses maisons basses, Herbertstrasse : la rue « barrée » à ses deux extrémités par d’épais panneaux métalliques, évoquant plutôt une entrée de vespasienne et suggérant, par son arbitraire, l’existence d’un ghetto condamné – et c’est bien celui de l’amour monnayé – où l’administration municipale cache, comme une tare, l’exhibition de ces filles pourtant consentantes.

À l’angle de la rue « barrée », un imprévoyant coutelier – bien avisé d’avoir choisi cet emplacement pour son tranchant commerce – laisse, de nuit, ses vitrines éclairées, sans la moindre protection. Un coup de sève dans la foule d’hommes ayant bu pour mieux briller auprès des filles et c’est le collectif coup de sang… Combien de fois ces vitrines violées ont-elles offert leurs couteaux à cran d’arrêt ou de boucher à qui voulait les prendre ! Je remarquai brièvement que le mastic des vitres était tout frais.

Faute de clients, le tatoueur voisin, assis dans un confortable fauteuil de cuir, au milieu de son échoppe tatouée d’échantillons, lisait des piles de romans écornés. Dans l’écrin rouge de son cabaret grand ouvert, pompant avidement

l’air du dehors, un tenancier écoutait religieusement du Bach. Enfin, bref, tout allait pour le mieux et, passant sur ce pittoresque facile, je me présentai à l’hôtel dont je tairai le nom afin de ne pas créer d’ennuis à la direction, étant donné les compromettantes révélations qui me furent faites là.

Sur le trottoir, devant l’établissement, le portier m’attendait – je devrais dire : me guettait, et lorsqu’il me vit venir droit à lui, il eut, me sembla-t-il, un soupir de soulagement. Petit, maigre, chafouin, la bouche en museau, menton dérobé, il était ardent de chevelure.

J’avoue ne jamais avoir vu roux aussi roux que celui-là. Plus que carotte… rouge feu. À croire qu’il devait suivre quelque traitement du cuir chevelu car cette couleur me parut des plus pharmaceutiques et artificielles. Mais la vue des poils de sa rase moustache et de ceux, de semblable teinte, abondants, recouvrant le dessus de sa main, me ramenèrent à une évidente et rousse réalité.

Mais ceci n’ayant en fait rien à voir avec la qualité du sommeil à obtenir sous ce toit, je le suivis jusqu’au bureau et remplis la feuille de police qu’il me tendit pendant que sa voix me donnait le rappel de ce ton aigu et si caractéristique déjà perçu au bureau du Syndicat. Là, à nu, cette voix me frappait de mots rapides, sautant de sa bouche par à-coups nerveux. On eût dit des balles de tennis jamais manquées, rebondissant au rythme accéléré d’un championnat de double. À lui seul, il haletait pour quatre, non de cet effort de paroles mais comme d’une supplémentaire et incompréhensible course autour de chacun de ses propres mots.

Grâce à Dieu, et bien que ce fût assurément un Slave qui, paresseux comme moi, n’avait appris de l’allemand que les mots nécessaires, je le comprenais à merveille parce qu’il les faisait jongler avec maestria au point de parvenir à édifier de longues phrases très expressives avec vingt mots justes et cinquante mimiques précises. Or ces mots étant également ceux de mon vocabulaire, il se trouva que je l’entendis comme si je me parlais.

— Français !… Oui, c’est beau… Paris !… Ah !… je connais (clin d’œil, à croire qu’il possédait un secret important sur notre capitale)… vous, journaliste (là, il s’exclama, ou plutôt feignit l’exclamation, à croire qu’il savait depuis longtemps que je l’étais, ce qui ne manqua pas de me troubler… les journalistes sont curieux… n’est-ce pas ? (La couleur de ses pupilles rejoignit étrangement celle de sa chevelure…) C’est très bon ça… Oui ? J’aime les journaux… C’est bavard, n’est-ce pas ? (Il se tendit vers moi, et, maîtrisant pour une fois l’aigu de sa voix, murmura) : Je sais… oui… quelque chose pour vous… de très intéressant… Oui… Non ?

Et prompt, il scruta autour de nous comme s’il craignait la présence d’un indiscret microphone.

Les portiers d’hôtel sont gens bavards. Les bavardages sont les Delikatessen de leur métier, ils doivent tout savoir et s’ils ne savent pas, la profession leur

fournit l’imagination. À l’origine, ils gardaient les portes, à présent ils les ouvrent grandes à qui veut entendre, et celui-là me parut, d’emblée, avoir de grandes capacités.

Ayant pris une clef, il me conduisit vivement au premier étage et me fit entrer dans une chambre. Une pièce assez propre avec vue, hélas ! imprenable, sur Reeperbahn. Un rapide coup d’œil vers les tubes de néon voisins m’assura d’une nuit certainement plus lumineuse que cette matinée grise.

— Jacob… c’est mon nom… N’est-ce pas ?, jeta sec le portier roux, pour se rappeler à moi.

Je sursautai et me retournai vers lui qui, ayant refermé la porte, s’adossait contre le panneau, tenant bien visible sur sa poitrine, à la façon d’un shérif dévoilant sa personnalité, la grosse étoile de cuivre jaune dont sont pourvues certaines clefs de chambre d’hôtel afin qu’en partant on ne les oublie pas au fond d’une poche.

— Je suis juif… juif de Pologne… N’est-ce pas ?… proclama-t-il, fièrement et franchement, comme si cette révélation allait abattre un mur placé entre nous.

Pris au dépourvu, ne sachant si je devais le féliciter, m’extasier ou avouer ma propre religion, je lâchai un « Ah ! » de politesse qui, malgré le ton indifférent, ne découragea pas son envie débordante de me parler coûte que coûte.

— Je suis juif de Pologne, insista-t-il. Oui !… Vous êtes journaliste de France… Oui ! Alors nous entendre… vous allez retenir ce que Jacob sait… Oui ! Non ?… Longtemps déjà, je désire ce moment… Oui ! Je sais sur les SS nazis !… Oui !… Non ?

Ma foi, bien que las mais intrigué et curieux, je m’assis sur le bord du lit et j’acceptai de l’écouter. Alors sautillant d’un pied sur l’autre, il me raconta…

Comme à plaisir, dégustant lui-même sa propre présentation, savourant les approches de l’histoire qu’il désirait à toute force me faire connaître, la ponctuant de oui ! de non ? ou de n’est-ce pas ? Jacob m’offrit la généreuse description d’une région sylvestre de Pologne du Nord. Et je vis bientôt, comme si j’y avais longtemps vécu, cette vaste étendue plate, boisée de maigres bouleaux et de chiches sapins, seule générosité d’une mauvaise terre sableuse…

Il me parlait, et pendant ce temps me vinrent d’évocatrices et reposantes bouffées de poésie nordique : les routes de Mazurie poudroyèrent des blancheurs à mon intention, voiles dont se paraient les frondaisons voisines, vert bleutées ; les villages septentrionaux de la Russie disséminèrent sur un vaste espace, dans un léger vallonnement, leurs utiles fantaisies de bois que sont les isbas… Et j’allais m’engager en Sibérie que l’on dit paisible, bien moins hostile qu’en sa légende, lorsque Jacob, sentant la dispersion de mes pensées et ne désirant pas me laisser vagabonder ailleurs que dans le périmètre de son récit, me ramena assez durement en Pologne pendant l’occupation allemande, et cela

en passant brutalement du paysage à un horrible lupus greffé là par des monstres : un camp de concentration.

Se révélant aussitôt inquiétant conteur, il se hâta de m’enfermer, lui avec et sans que je puisse m’en défendre, dans cet horrible monde concentrationnaire. Sa voix, déjà en pointe, se fit aiguille et me vibra dans les tympans d’anéantissantes sensations. Le ciel s’appesantit sur Hambourg… Mais étions-nous encore dans cette ville ? Il tressa rapidement autour de nous une haie de barbelés… ses mots même se hérissèrent de meurtrissantes intonations. En quelques gestes de la main, il m’arracha du reste du monde et établit, loin à la ronde, un large et vertigineux espace de terre morte. Cependant, bien qu’il fût prisonnier comme moi, je le sentis plus libre que le chef de camp lui-même.

À l’aide de phrases aux syllabes claquantes, il referma ensuite des milliers de portes sur nous et m’ayant sans égards jeté dans un infect baraquement de planches pourries qui laissaient passer les intempéries, la maladie et surtout le plus noir des désespoirs, il me donna à comprendre que j’étais à jamais perdu pour les hommes libres.

Là, il me fit entrevoir, au point de sentir sa présence, une des actrices du drame qui se jouait inlassablement sans autres spectateurs que les acteurs eux-mêmes. Choisissant à dessein une adolescente, car il m’y devina sensible, il me la décrivit avec une telle émotion, si pure, encore si fraîche malgré son flétrissement de fleur arrachée et laissée sans eau, si absente de l’idée même de son sort, qu’elle me parut une sainte, otage de l’enfer… Il me la fit ensuite si bien aimer, puis la tortura si cruellement sous mes yeux que, le trouvant odieux, j’amorçai un mouvement pour le frapper. Saisissant alors mon poignet d’un geste vif, il m’offrit le sourire de la cruauté et m’apprit qu’il n’était pas un tortionnaire mais le propre frère de cette fille et qu’en me parlant ainsi, il ne faisait que témoigner de son martyre.

Autour de cette malheureuse, il plaça encore, l’un après l’autre, ceux qu’il avait connus et qui n’étaient plus, me faisant tour à tour entrer dans les diverses douleurs de chacun et lorsque, d’un impitoyable revers de bras, il eut balayé cette grappe d’amis perpétuellement torturés sans que jamais leurs bourreaux se donnent la peine de les toucher, il fit jaillir au-dessus de ma tête, un firmament d’étoiles juives, brillantes de tant de larmes offertes à la douleur en vaines rançons, que ma commisération d’homme ne sut trouver aucune musique assez douce pour en travestir l’amertume…

Il avait un camarade : Ladislas… un médecin juif de Lwow… un de ces hommes bons et francs qui subissent avec dignité les plus indignes tourments. Un homme dont le courage était d’offrir dans les pires moments son sourire à qui le voulait afin que chacun puisse, en le regardant, s’aider dans une remontée vers son propre et, hélas ! inaccessible sourire… Mais je compris vite que Jacob me parlait de son camarade non pour me vanter sa bonté qu’il me citait seulement comme une saillance de son caractère, mais à seule fin, en valorisant

ce personnage, de donner plus d’authenticité à son propos. Je compris cela lorsqu’il arriva aux faits…

Un soir, Ladislas, que l’on faisait travailler chaque jour dans les bois environnants en attendant qu’il fût suffisamment faible et inutile pour disparaître à jamais, rentra si bouleversé que, pour la première fois peut-être, il ne put cacher son émotion… Alors il confia à Jacob, qui n’en crut pas ses oreilles, comment, s’étant éloigné du groupe de ses camarades, bûcheronnant sans vigueur tels des automates, il se trouva seul, en vue d’une petite rivière d’eau claire. Sur la berge herbeuse gisaient, jetés en désordre, des uniformes noirs de SS… Ceux mêmes des gardiens du camp… de sévères uniformes de la 3e SS les redoutables Totenkopf portant au col leur macabre symbole : la tête de mort argentée.

Les Allemands devaient se baigner non loin. Prêtant l’oreille, il entendit des clapotements d’eau mais ne lui parvint aucun de ces habituels rires bruyants, devenus prérogative absolue des maîtres SS. Il remarqua seulement qu’ils avaient entraîné leurs chiens de garde dans leurs jeux aquatiques car de nombreux grognements rauques, plus agressifs que joueurs, s’entendaient nettement.

Ladislas repartit en toute hâte, avant que chiens et SS sortant de leur bain, ne l’aperçoivent – et, à cette pensée, il n’osa même pas imaginer l’issue de sa curiosité. Une fois à l’abri, il s’arrêta et jeta un dernier regard vers la rivière.

Alors, figé sur place, sentant ses pieds prendre racine, il vit d’abord sortir de l’eau les animaux qui, nombreux, s’ébrouèrent aussitôt avec vigueur, hurlant férocement malgré la joie prise dans la rivière. Et le saisissement de Ladislas avait une raison d’être… Ce n’étaient nullement des chiens mais des… loups.

Ils se jetèrent sur les uniformes noirs et, soudain en transes, suffoquant d’un surplus de confusion, Ladislas crut un bref instant que, par une incroyable justice céleste, des loups errants, seuls maîtres d’eux-mêmes, venaient miraculeusement au secours du pauvre peuple juif… Qu’après avoir dévoré les oppresseurs dans l’eau, ils s’apprêtaient à lacérer, déchiqueter à jamais toute trace de leur nocive existence…

Hélas !… Ce qui s’ensuivit l’en dissuada aussitôt… car il faut avouer que ce fut proprement invraisemblable. Les loups se dressèrent, se vêtirent adroitement avec les uniformes et, dès lors, il n’y eut plus de loups mais des SS Totenkopf… de véritables SS dont Ladislas, le sang réfrigéré comme dans la mort, reconnut les traits.

Après ce récit, pouvant enfin expliquer les raisons de la férocité des gardiens du camp, plus animale qu’humaine, Jacob calma son camarade et lui conseilla d’oublier ce qui, à n’en pas douter, ne pouvait être qu’un reflet de grande fatigue… une de ces hallucinations démesurées auxquelles seuls les affaiblis sont de temps à autre conviés comme à un spectacle de gala.

Mais le lendemain, par une irrépressible curiosité, Ladislas s’éloigna encore de son groupe et, avec mille précautions, s’approcha de la rivière où la même scène s’offrit à ses yeux… Cette fois, il ne douta pas un instant de la réalité et il rapporta la chose avec tant de frayeur que Jacob lui demanda ce qu’il avait vu d’autre… Ladislas n’avait rien vu de plus que la veille, mais il prit un air de résignation en disant gravement à Jacob : « Je n’ai plus longtemps à vivre… L’un d’eux m’a aperçu…»

À peine finissait-il de se confier qu’un SS entra avec éclat dans le baraquement et, après avoir avidement cherché un visage, fit rudement signe à Ladislas de sortir.

Seul Jacob prêta l’oreille avec attention à ce qui se passa ensuite. Un certain temps après – le temps pour Ladislas, traîné par les Totenkopf, de se rendre dans le bois proche – retentirent d’effroyables et significatifs hurlements.

Jacob sut ainsi le moment où son camarade mourut égorgé vif.

— Mais, ajouta le portier roux, après un dur silence, vous avez remarqué… n’est-ce pas ?… Certains officiers de l’Allemagne ne donnaient pas les ordres. Oui ! Non ? Ils les hurlaient… Oui ! Non ?…

Ne voulant rien croire de cette histoire, mais bouleversé par tant d’imagination, je ne pus m’empêcher de lui faire remarquer qu’il ne pouvait s’agir que de loups polonais et non allemands… Ce à quoi il me répondit avec haine qu’il n’existait pas de loups polonais mais seulement des loups allemands… que les loups n’ont plus qu’une seule patrie : l’Allemagne, et que jamais aucune frontière ne pourra retenir ces mercenaires de la peur.

Subjugué par cet incroyable récit, je lui demandai pourquoi il n’avait pas été également dévoré puisqu’il était voisin de Ladislas. Il me répondit, comme si c’était l’évidence même :

— Mais, moi, pas paysan de la Vistule !… Jacob se laisser jamais prendre !…

Retrouvant soudain toute ma fatigue, meurtri par cette voix aiguë que j’aurais pu entendre même si j’avais été dépourvu de tympan, tant elle me passait à travers le crâne ; gêné par le physique de cet homme inquiétant qui faisait volte-face ou sursautait à chaque bruit extérieur rappelant la vie du moment, je lui dis que je désirais me reposer. Il me dévisagea alors sans gêne et les teintes sournoises de son regard se mirent à entamer, à disperser ma volonté. À ce moment seulement, je pris conscience d’une désagréable et aigre senteur, quasi animale, ne pouvant émaner que de lui.

Profitant d’une sonnerie qui l’attira dans le couloir, je réussis, sortant à mon tour, à m’évader autant de sa personne que du camp où il persistait à vouloir me tenir enfermé.

Une fois dans la rue, je retrouvai avec étonnement le plein jour et, bien que terne, il me parut merveilleusement lumineux. Il était deux heures de l’après-midi, déjà ! Le portier roux m’avait gardé près de trois heures ! Alors, malgré

mon besoin de repos, je décidai de mettre immédiatement une grande distance entre lui et moi.

                                                                           *

Après avoir longuement marché le long de l’Elbe, je m’engageai dans la ville par une de ces plaies encore béantes gardant plantée, esquille de pierre, la flèche de Nikolaïturm dont l’horloge, arrêtée à cinq heures et demie, marque l’instant de sa mort partielle. Sanctifiées par l’ample souvenir d’un passé glorieux, les ruines avoisinantes donnaient l’impression de prier, non pour que cessent les souffrances qu’elles ne ressentaient plus, mais pour rester là longtemps encore en orgueilleux témoignage d’un autre Hambourg, prestigieux et martyr.

Sentant ma croissante envie d’elle, la ville m’attira en son cœur neuf et non, hélas ! dans cette défunte intimité chantée par les poètes-voyageurs d’avant-guerre qui, grâce à leur palette de mots colorés et odorants, ont sauvé l’aventureuse âme d’alors.

Maintenant tout est à refaire, il faut attendre que se soient reformées sur ce nouveau cadre les concrétions et la patine créatrice d’une nouvelle âme pour de nouveaux poètes.

Intensifié par un épais ciel maussade, un frais goût de vase et de sel allégeait les tenaces relents de la mauvaise haleine du charbon. Fumées de tout ce qui pouvait fumer se rabattaient sur la ville, la transformant déjà, dix ans à peine après sa rédemption, en jeune-vieille-ville masquée d’un faux hâle de passé.

Je marchais bientôt d’un pas vif, me dégageant peu à peu de l’emprise de ce Jacob et débouchai Stephanplatz pour tomber en arrêt devant l’évident, le flagrant, l’inébranlable monument au 76me régiment d’infanterie hambourgeoise, pierre précieuse du monde germanique, dont l’allure massive concrétise on ne peut mieux l’angoisse guerrière. Indigeste chair de pierre dont les bombes n’ont pas voulu ; soldats à l’en-avant précis, marchant vers les quatre horizons, mais en réalité tournant en rond… Fusil de pierre, musique de pierre, le 76me, bien que figé, défile avec une telle réalité que, frappé aux reins par un coup de crosse imprévisible, il me sembla brusquement revivre ces jours pourpres de compétitions guerrières où les essaims de balles étaient en liesse ; où dans une apocalyptique kermesse, tout se mélangeait et se confondait : Fifres à balles… avance donc et hurle, kamerad… Fusils à musique… écoute donc et pleure, kamerad… Rafale de musique et de balles… danse donc et meurs, kamerad…

Harmonisant mes pensées, une fanfare guerrière et bien vivante, égarée dans ce jour de paix, jouait, proche.

Non, personne ne tentait d’animer le 76me mort dans sa pierre, ce n’était qu’un haut-parleur qui martelait la marche Alte Kameraden afin d’attirer de mornes et rebelles passants vers un stand où on vendait les billets d’une tombola au profit des orphelins hambourgeois.

Seulement, ayant trop excité mon subconscient, un crissement de bottes cloutées s’imposa de force à moi : « Clous ou griffes ?… Oui ! Non ? Écoutez bien…», me suggéra soudain la voix aiguë de Jacob en me transperçant les tempes. Je me retournai vivement d’un tout. Mais j’étais seul, tout seul.

Afin de mieux repousser l’invisible portier roux, je me tendis vers le doux visage d’imaginaires et, blondes Gretchen 1958 qui ne pouvaient connaître, en guise d’uniformes martiaux de leur pays, que celui des employés au chemin de fer.

Je croyais être enfin quitte avec ces belliqueuses pensées lorsque, venant par-delà l’Esplanade, vers Lombardsbrücke solidement assis entre deux plans d’eau de l’Alsler, me parvint, zébré d’éclats de cuivres et de tambours, le troublant et majestueux murmure d’une foule exaltée.

M’avançant dans cette direction, je n’aperçus rien d’autre qu’une calme perspective normalement animée et, devant l’indifférence des gens qui me croisaient, je me prêtai une méprise…

Pourtant non, je ne me méprenais nullement, ces bruits augmentaient sensiblement : une parade s’approchait et personne ne semblait vouloir particulièrement s’y intéresser.

Et je pensai subitement à celle, publicitaire, du cirque Hagenbeck dont je me souvenais avoir aperçu, une heure avant, les tentes dressées sur une vaste pelouse, au Nord de Sankt Pauli. Aussi m’avouai-je déçu par les Hambourgeois que l’on prétend si avides de ces trépidants spectacles.

Je m’arrêtai sur le bord du trottoir et me penchai, guettant patiemment l’arrivée de quelques monstres offerts à une faim de sensations. Deux jeunes écoliers blonds, cartable sur le dos, se poursuivaient bruyamment l’un cherchant à faire tomber l’autre. Mais, semblant eux aussi ne nourrir aucun goût pour l’harmonie militaire, ils s’éloignèrent du côté opposé à la parade qui, à présent, ne devait plus se trouver loin. Alors je me fis la réflexion qu’il y avait vraiment quelque chose de changé en Allemagne.

Seul curieux, je vis soudain avec stupéfaction s’avancer une large et sombre colonne de soldats en armes. Sur toute la largeur de la chaussée s’étalait, coude à coude, sans méprise possible, martelant le sol, noir vêtue, noir casquée, la division SS Totenkopf, éclairs runiques flamboyant au col, défilant en rang d’infanterie, le pas implacablement métronomé par une fanfare assourdie, escortée par une foule délirante mais, elle, invisible.

Réalisant que je ne pouvais voir que des fantômes et entendre un passé mort, je pensai intensément à Jacob… À n’en pas douter, profitant de mon état de fatigue, il me jouait encore un tour à sa façon… m’hypnotisait. Mais qui était donc cet homme ?

Aussi désordonnées que fussent mes sensations, l’attrait morbide de ce fantomatique spectacle fut si puissant que, me joignant à cette foule qui n’était pas, j’escortai à mon tour ces soldats qui n’étaient plus.

Semelles et cœurs frappaient sec pendant que des bouffées d’acclamations fusaient autour de moi et, afin de ne pas me faire remarquer, je contraignis ma marche qui tendait à se rythmer sur celle de cette incroyable apparition.

Me sentant à la fois à cheval sur le passé et le présent, acceptant le jeu, je regardai bientôt avec étonnement la foule vivante de Dammtorwall où nous nous engagions au son de la SS Marschlied – … Mit Schwarze Mütze, Totenkopf silberweiss…

Elle ne portait aucun intérêt, cette foule cossue et démilitarisée, à sa défunte division SS hier d’acier frémissant, aujourd’hui de brume noire, que la circulation automobile traversait de part en part sans parvenir à déchiqueter ni à disperser.

Mais je n’eus pas longtemps d’yeux pour cela… Mes regards se rivèrent bientôt aux durs visages de ces redoutables soldats. J’en fixai attentivement, craintivement les traits, afin de reconnaître ceux qui étaient propres aux humains et les séparer des autres… ceux que Jacob voulait m’imposer de force… Jacob !

Cris et musique claquant au vent tels des étendards, nous arrivâmes Karl-Muck-Platz où la colonne s’élargit d’une grosse hernie, montrant l’ampleur que pouvait prendre une torrentueuse horde SS… Monstrueuse interminable chenille noire progressant par spasmes cadencés.

Rien ne les arrêtait. Rien ne les intéressait et Holstenwall les absorba à son tour. Je remarquai alors que nous retournions tous ensemble à Sankt Pauli, notre but… celui de Jacob, le magicien.

En effet, le flot SS tourna rapidement après Reeperbahn, et s’étrangla dans Davidstrasse. Jacob était là, sortant d’un porche crasseux… comme par hasard, déguisant un étonnement feint.

Face à cet envahissement, il eut un sourire vainqueur et, levant un bras vers moi, me salua cordialement, obtenant par le même geste un immédiat et crépitant garde-à-vous, suivi du silence le plus pur. Alors seulement, un aigu et providentiel coup de vent me rafraîchit le visage et dispersa les Totenkopf comme une simple nuée de mauvais brouillard.

— Wie geht’s, Herr Seignolle, s’exclama le portier roux… gut, nicht war ? Ya !… Nein ?

Ne voulant pas lui révéler l’étrange et inacceptable charme que j’avais éprouvé dans cet extravagant retour, je ne lui répondis pas.

— Je savais… Oui ! Non ? continua-t-il, en me gratifiant d’un clin d’œil équivoque… vous revenir ici… N’est-ce pas ?… Vous êtes curieux de la suite de mes petites histoires… Oui ! Non ? Vous êtes tous curieux dans les journaux… N’est-ce pas ?

Ses mots ricochaient en moi telles des balles brûlantes atteignant chacune leur but.

Nous n’eûmes que quelques pas à faire pour nous trouver devant l’immeuble en briques noircies de la Polizei de Sankt Pauli, située à l’angle de la Spielbudenplatz. Silencieux, las, je suivais Jacob comme si je me penchais sur une tasse contenant une drogue puissante ayant à la fois le pouvoir de m’apaiser et celui de m’ouvrir la porte des curiosités défendues, mais dont je me refusais à boire le contenu tout en souhaitant hypocritement que, par une opération magique, elle se déversât d’elle-même en moi. Ce que favorisa le portier roux.

Il me montra, sur la façade de la Polizei, un tableau d’affichage des plus impressionnants. Imprimées et portées à la connaissance des troubles habitants de Sankt Pauli, de généreuses descriptions dévoilaient les crimes crapuleux, sans la moindre pudeur, photographies précises à l’appui.

Je me souviens de cet homme toisant un mètre soixante-huit, assassiné à telle heure, à tel endroit, de telle manière, portant tel complet prince de Galles marron, l’affreux visage crispé, et, au-dessous, comme sur un catalogue de bimbeloteries mises en vente-réclame, des bagues de laiton – il en portait trois, ornées de fausses pierres ; son bracelet-montre, au verre brisé sur les aiguilles, marquant l’heure du crime, et, mieux encore, bien propre, d’aspect innocent malgré l’usage que l’assassin en avait fait, le fac-similé du couteau tragique négligemment oublié par ce dernier, planté dans le dos de sa victime… Un couteau – je l’ai noté – de marque « Gèco » 1955, fabriqué par la firme Genschon, de Karlsruhe… Pour conclure, sur toute la largeur de l’alléchante affiche, en chiffres rouges, flamboyait :

1000 D.M. de Récompense.

De chaque côté, sur d’autres imprimés, brefs et authentiques suspenses obligeamment portés à la connaissance du public sous une forme proche de la bande dessinée, s’effraient des D.M. à foison à qui voulait faire le travail de la police.

N’ayant pas un urgent besoin de mille D.M. je me tournai vers Jacob qui, à côté de moi, hochait la tête, absolument indifférent. En fait, je devinais que ces affiches macabres avaient un certain rapport avec ses « petites histoires ». Je ne me trompais pas.

Grâce à sa dextérité d’illusionniste, il me replaça adroitement dans un inquiétant Hambourg 1945-1946 et, au lieu de banal crime au couteau, il me sembla lire les relations d’horribles meurtres dont les descriptions et les images atroces me furent aussitôt impossibles à supporter. En s’apercevant à quel point j’étais bouleversé, Jacob glissa à plaisir sa fine langue sur ses lèvres minces et me rassura avec ironie, prétextant qu’il ne me montrait là que la suite normale de ces tristes histoires de SS pleurant après leurs quatre pattes : leur activité ayant malheureusement dépassé les limites légales et permises par la guerre.

Devant mes yeux dansaient des noms… des phrases : H…, retrouvé Hopfenstrasse, la gorge arrachée, comme emportée par un seul coup de mâchoires ; D…, étranglé, le cou lacéré par des ongles longs, – mais étaient-ce des traces d’ongles ? – W…, le ventre ouvert, vidé de ses intestins et de son sang ; R…, mordu sur tout le corps, jusqu’à l’os… Et jamais d’arme du crime.

— Il aurait fallu pouvoir des photos prendre… Oui ! Non ? de ces mâchoires du crime. N’est-ce pas ?

Et Jacob jura de dépit en reconnaissant que cela eût été irréalisable.

Tous ces crimes prenaient le port d’Hambourg pour cadre… Hambourg, une des seules portes de l’Allemagne capitulée restées ouvertes sur le vaste monde. Et il me raconta comment la police et les M. P. faillirent à plusieurs reprises encercler et attraper ces petits groupes de soldats hâves, affamés, encore en uniforme, le visage masqué, à l’affût chaque nuit derrière les pans de ruines… guettant leur victime en se tenant parfois à quatre pattes comme ne pouvant revenir à un complet état animal, mais s’y efforçant en grognant leur profonde haine du genre humain dont ils étaient restés prisonniers à la mort du Grand Meneur.

Se ruant sur les passants attardés, les mordant férocement, les Werwolf SS flairant pièges et police, réussissaient toujours à brouiller les pistes, se cachant chez les prostituées, aussi compréhensives avec les assassins qu’avec le maquereau pourvu que les uns ne parlent pas crime ni les autres argent.

Ils se dissimulaient également dans les soutes des navires en partance qui emportaient ainsi de terribles germes destructeurs offerts au monde par Hitler, leur maître, qui n’eut pas le temps – ou ne voulut pas – défaire de leur serment particulier certains de ses plus mystérieux soldats…

— Vous me comprenez… Oui ! Non ?

Et voilà les faits que j’appris de Jacob et que je rapporte comme il me les a dits, aussi extraordinaires puissent-ils paraître.

Cette fois, je n’eus pas à fuir. Entendant une longue hurlée de sirène, il regarda brusquement sa montre et, après avoir jeté un rapide coup d’œil en direction des quais d’embarquement qui bordent Davidstrasse, il s’y dirigea sans me consentir le moindre salut.

Harassé, désirant rapidement clore cette épuisante et extravagante journée durant laquelle j’avais été le jouet de Jacob, je m’éloignai à l’opposé et, bien que n’ayant pas déjeuné, je dînai assez tôt sans appétit. La nuit venue, je retournai à mon hôtel, n’y pénétrant qu’après m’être bien assuré qu’il n’obstruait pas mon passage. Personne ne se trouvait dans le hall, je montai en hâte l’escalier et m’enfermai à double tour dans ma chambre. L’aigre odeur du portier roux, si particulière, s’y maintenait encore, étonnamment tenace.

Afin de lui cacher ma présence, je n’allumai pas l’électricité – mais était-ce efficace ! – et l’enseigne lumineuse extérieure éclairant la pièce d’une blême

clarté astrale, fit qu’une fois déshabillé, la glace de l’armoire me renvoya l’image trouble d’un spectre rejoignant son suaire.

                                                                         *

Hambourg, comme tant d’autres villes allemandes, a le culte des trams. En France, nous avons profité des destructions de cette guerre pour leur donner le coup de grâce, les supprimant à jamais à la joie des cyclistes dont les roues se prenaient dans les rails creux et au profit de la circulation fantaisiste. Là, au contraire, on a affectueusement remis des rails neufs et, parfois, consenti une plus large place. Aussi, malgré l’exigence de mon sommeil, leurs constantes plaintes métalliques ne me permirent pas de m’endormir tout de suite et mes pensées peu à peu prises dans une invisible mâchoire, actionnée à n’en pas douter par le sournois Jacob, me contraignirent à repenser en détail comme si j’en avais été spectateur, la bouleversante et tragique histoire que R…, mon ami grenoblois m’avait racontée après son temps d’occupation militaire en Autriche, à la frontière allemande.

Enfoui non dans mes draps mais au plus profond de l’épaisse neige tyrolienne de Schornitz, imaginant de force le visage figé d’Hannelore, je grelottai soudain et, me recroquevillant, pris dans le glacial cocon de l’effroi, je devais lui ressembler.

… Il est des jeux innocents qui cachent d’hypocrites dénouements, et celui qu’offrirent à Hannelore, R… et ses camarades chasseurs alpins, l’hiver suivant la capitulation allemande, le prouva comme aucun autre.

En garnison heureuse, les joyeux occupants logeaient à l’auberge du Poulain, réquisitionnée, et en dehors de leur obligatoire présence rappelant aux vaincus l’existence réelle des vainqueurs, ils obéissaient à d’euphorisantes boissons dont l’entourage subissait les effluves…

Un soir donc, et pour rester dans l’ordre des choses, ils décidèrent de faire chasser le Dahu – germanisé pour la circonstance en Dahous – par Hannelore, la jeune et gracieuse servante de l’auberge. Hannelore !… – et R…, lié dans un proliférant remords, marquait toujours un long silence après les quatre syllabes de ce nom – Hannelore achevait ses quinze ans ; sans ce jeu, elle serait entrée par la plus belle porte dans l’inimitable jardin de l’adolescence…

Ah ! son bleu regard sanctionnant de reproches souriants la hardiesse des garçons… Et ses joues veloutées, chaudes, s’échauffant encore lorsqu’un de ces Français, rieurs, comme assuré d’un privilège sur elle, la surprenant à un endroit isolé de son incessant va-et-vient de servante, la saisissait par la taille et lui offrait un bouquet de ces mots hardis que toute fille redoute mais attend… Ah ! Hannelore, si tu savais combien ces souvenirs leur pèsent aujourd’hui !…

Lequel eut le premier l’idée de cette stupide chasse ? R… préférait ne pas s’en souvenir. Seul lui restait, image précise, leur élan collectif pour y convier la petite servante.

— … Hannelore, lui dirent-ils, avec un sérieux affecté…, il faut que ce soir, après ton service, tu viennes avec nous chasser le dahous, cet animal si bizarre qu’il ne se laisse attraper que par une jolie fille…

— Le dahous ? répéta-t-elle, étonnée de ne pas connaître ce nom elle qui, fille de montagnard, courait, l’été durant, toutes les forêts voisines et en connaissait la faune par ses plus intimes surnoms. Le dahous ? Non, cela ne lui disait absolument rien. À quoi ressemblait-il ?

— Euh !… Euh !… à une sorte de gros lièvre aux poils blancs, lui dirent-ils, en renforçant encore leur flegme, un animal inoffensif, paisible mais tellement naïf et confiant qu’il suffisait d’imiter une plainte de chien pour l’attirer dans un grand sac de toile qu’alors on lui tend ouvert.

Le soir même, Hannelore était mûre à point pour attraper son dahous. Comblés par une réussite aussi facile, les Français la conduisirent mystérieusement, très loin dans la sombre forêt au sol brillant sous le jet de lune et la postèrent à l’orée d’une clairière qu’ils feignirent de choisir judicieusement : celle où devait nécessairement passer le mystérieux gibier rabattu par leurs soins – et ils ne lui cachèrent pas les difficultés qui les attendaient. Lui ayant fait une dernière leçon sur la façon d’imiter patiemment et avec régularité des plaintes de chien aussi proches que possible d’un douloureux hurlement à la mort, ils ne s’attardèrent pas afin de se livrer à l’indispensable battue et lui promirent de revenir la chercher une ou deux heures après.

Loin de penser aux choses noires que la nuit sait si bien engendrer, la conscience légère, ils rentrèrent à l’auberge accompagnés par les plaintifs hurlements d’Hannelore qui, jouant son rôle de chien à la perfection, s’efforçait consciencieusement d’apitoyer l’impossible dahous.

Arrivés, ils l’entendaient encore suffisamment et chaque plainte leur tirait de régulières quintes de rires.

Une demi-heure s’était à peine écoulée que, gravement, l’aubergiste qu’ils surnommaient, toute méchanceté mise à part, Herr Pferde (Monsieur Cheval), vint dans le salon où ils se réchauffaient sans remords et les invita impérativement à le suivre. Sans une explication, comme pour ne pas déflorer une mystérieuse nouvelle, il les conduisit sur la terrasse d’où il leur « montra d’écouter » en direction de la forêt.

Alors, retenant avec peine leur joie, l’empêchant de s’extérioriser, ils comprirent que leurs jeux faisaient deux victimes au lieu d’une.

Mais, après avoir perçu la faible plainte qui servait d’appât à Hannelore pour attirer l’inexistant dahous, ils entendirent, venant de diverses directions, comme encerclant l’endroit où se trouvait la petite servante, de bien plus hargneux hurlements…

— Entendez-vous ? leur dit alors Herr Pferde avec une certaine angoisse… Serait-ce possible ? Depuis longtemps il n’y a plus de loups dans nos montagnes… et là… écoutez-les !…

Des voisins s’étaient silencieusement joints à leur groupe et, eux aussi, bouleversés, ne comprenaient pas cet inattendu retour des loups.

— Ils ne peuvent venir que d’Allemagne, dit enfin quelqu’un d’une voix sourde… là-bas, il y en a encore beaucoup… La guerre les y avait ramenés… la paix doit les chasser…

Quant à R… dont le ton pâlissait à mesure que son récit progressait, il m’avoua que ses camarades et lui durent se rendre à l’évidence : d’agressifs hurlements répondaient à ceux, innocents, d’Hannelore chassant paisiblement le dahous.

Déconcertés et bouleversés par l’entrée en scène de ces acteurs imprévus, se rapprochant de plus en plus de la servante, ils avouèrent alors le facile divertissement monté aux dépens d’Hannelore.

… Lorsqu’on la retrouva, morte de saisissement, elle serrait comme une protection son sac vide sur sa poitrine… Sa bouche grande ouverte avouait un cri figé. Dans ses yeux se lisait la peur tuante. La neige alentour était profondément criblée d’étoilures de griffes.

                                                                       *

… Je m’endormis enfin, mais les oreilles bientôt perforées par d’insoutenables et réguliers appels de loups répondant à ceux d’une louve supposée, je me réveillai en sursaut, très tôt… en réalité les tympans blessés par les réels et longs hurlements à la mort que jetaient les roues de chaque rame de tramway en mordant le brusque virage de la Millerentorplatz, voisine.

Décidant alors que mon temps hambourgeois était révolu, je descendis de bonne heure, et, m’attendant à rencontrer Jacob, je préparai les mots destinés à briser définitivement son pouvoir sur moi. Mais, à sa place habituelle, dans le bureau, je ne vis qu’une dame en robe de chambre mauve, grosse et alerte comme tant d’Allemandes savent si bien le devenir à un certain âge.

Elle m’accueillit avec ce rire destiné à tout le monde et qui ne devait pas souvent l’engager ; il me fit cependant grand bien en venant à point nommé.

— Je suis la propriétaire de cet hôtel, se présenta-t-elle.

Profitant de l’absence inespérée de Jacob, je prétextai un train à prendre et la pressai de me donner rapidement ma note.

L’ayant payée, j’allais partir lorsque, toujours souriante et légère, elle trotta à une des cases à courrier pour en ramener une grande enveloppe blanche.

— S’il vous plaît, me dit-elle en me la tendant, c’est pour vous…

Intrigué, courant le risque de laisser à Jacob le temps d’arriver, je l’ouvris aussitôt.

Je compris tout de suite que je n’avais plus à craindre la subite irruption de l’envahissant portier. Il se trouvait là, entre mes mains : écriture décousue, maladroite, consciencieux labeur de pattes de mouche.

C’était une supplique. Il me demandait instamment de ne pas oublier, jusqu’en leurs plus petits détails, les faits qu’il m’avait relatés la veille… de ne pas négliger les rapprochements… d’en établir la synthèse… que ses informations étaient rigoureuses et qu’elles valaient bien d’autres révélations moins étonnantes, si généreusement publiées dans la grande presse, avide de ces choses-là… Bref, c’est tout juste s’il ne m’implorait pas, si bien que je ressentis aussitôt, avec un réel soulagement, la fin de l’emprise d’un fou sur moi.

À ce moment glissa de l’enveloppe et tomba à terre une coupure de journal que je ramassai. C’était un bref article extrait d’un numéro du Stars and Stripes de l’automne 1946. Je le parcourus aussitôt : « Décidément, les Ivans n’ont pas fini de nous étonner, leurs dernières nouvelles nous apportent la preuve d’une surproduction de vodka, qu’on en juge : trois soldats russes, patrouillant dans Berlin-Est, prétendent avoir aperçu, rampant dans les ruines de l’ancienne Chancellerie, de furtives silhouettes d’hommes vêtus de l’uniforme sombre des SS, en haillons et munis de pioches. N’obtenant pas de réponse à leurs sommations, ils firent feu à plusieurs reprises. Bientôt ils entendirent des grognements puis des aboiements. Se rendant sur place, ils crurent distinguer à la lumière de leur torche électrique, s’enfuyant, deux grands chiens-loups efflanquésÀ terre, ils trouvèrent deux pioches et des vestes de SS. Malgré d’actives recherches, ni les hommes, ni les chiens ne furent retrouvés. »

Je regardai la dame de l’hôtel et, m’efforçant de cacher le trouble qui m’avait envahi, lui demandai des détails sur cet étrange portier qu’elle employait.

— Sans doute, me répondit-elle, voulez-vous parler du remplaçant d’hier, que nous n’avons gardé qu’une journée ?… Ce monsieur… Rotefuchs.

— Jacob ? N’est-ce pas ?

— Mais… oui.

— D’où venait-il ? Qui était-il ?

— Ça, je ne sais pas, il nous a été envoyé par le Syndicat, je ne l’avais jamais vu auparavant, mais je vous assure que je ne le reprendrai plus… Il était franchement désagréable avec moi, méprisant, sournois, et prenait de haut la clientèle… à croire qu’il détestait tout le monde.

Alors, son nom explosant soudain dans mon esprit comme une grenade à retardement, je m’exclamai, stupéfait :

— Rotefuchs, m’avez-vous dit ?… Rotefuchs !

Jacob s’appelait… Renard rouge !

… Des loups !… Un renard !… Des bêtes entre elles !…

Et je pensai aussitôt, m’efforçant à la logique : était-ce là le véritable nom ? ou le pseudonyme guerrier de cet homme, nu à sa façon, qui, sans doute pour survivre dans sa déportation, s’était alors vêtu d’un mimétisme adhérant si bien

à son physique rusé qu’il avait pu grâce à cela triompher d’une mort certaine… Un homme qui, à force d’avoir lutté en fauve contre des fauves, avait fini par prendre cette folie mythique l’obligeant, de temps à autre, à se justifier auprès d’étrangers ne pouvant avoir de prise sur sa liberté…

                                                                          *

De retour à Paris, l’occasion me fit raconter mon aventure hambourgeoise à divers amis, et, dès le lendemain, l’un d’eux me postait ce bref article signé Jean Boullet et paru le 7 avril 1949 dans un journal de Casablanca : Les derniers fanatiques du nazisme s’essayèrent dans un petit règne de la terreur qui, s’il fit de nombreuses victimes, n’en sombra pas moins dans le ridicule d’un romantisme sanglant mais quelque peu attardé.

De jeunes hommes, quelquefois de jeunes garçons, presque des enfants, formèrent un groupe de guérillas Werwolf combattant à l’arme blanche. Ils rampaient de ruines en ruines, cachés par un pan de mur, et surgissaient à l’improviste sur leurs victimes qu’ils égorgeaient avec la foi du mysticisme certain de son bon droit.

Le Daily Mail publia une longue étude sur cet à-côté de la guerre généralement peu connu, en voici la conclusion : « The new werewolves are part of the Nazi mysticism of defeat, in which reversion to the German myth of men being able to assume the form and habits of wolves is held to be an inspiration for revenge. »

Ces quelques lignes, il me semble, se suffisent à ellesmêmes. Encore fallait-il ne pas négliger cette question qui risque avec le temps de sombrer dans le plus total oubli

Ah, oui, j’allais oublier !

Le quartier général de Hitler, en Prusse orientale, gardé par des SS, était un bunker de huit mètres d’épaisseur. Il portait le nom de Wolfsschanze ! Tanière de loup…