Peu connaissaient son nom et peu étaient ceux qui parvenaient à ne pas oublier son visage sans un monumental et terrible effort psychologique, car en réalité il était davantage un sentiment flou, une vague incarnation, qu’un réel personnage. Il avait le teint rosâtre, des cheveux parfaitement coiffés, des moustaches et des rouflaquettes toujours propres et bien taillées, un visage sans cicatrice, un dos droit, des manières de gentleman, des vêtements qui paraissaient n’avoir jamais été raccommodés si souillés. Il saluait poliment, faisait le baise-main même aux catins des bas-fonds, et donnait la mesure de son hygiène dentaire à chaque sourire qu’il affichait sans jamais paraître subir de crampes aux joues ou aux lèvres.

Il sifflotait toujours sur des gammes majeures, avait toujours une plaisanterie de bon goût prête à glisser dans une discussion, ce genre de  malice permettant de ne pas s’esclaffer impoliment mais qui n’offusquerait personne.

Partout où il se rendait il était à son aise, et il avançait aussi sûrement que si le sol avait été pavé de joies et d’épanouissements. Pourtant il ne buvait pas, les pickpockets n’auraient jamais pu espérer lui voler de flasque de laudanum ni se piquer avec une seringue de cocaïne, tout juste lui connaissait-on un penchant pour les sucreries qu’il partageait d’ailleurs fort volontiers avec quiconque lui semblait en avoir envie.

Certes, ce type de déficient mental  heureux de vivre, jouissant de tout et avec tous, le cœur débordant d’une répugnante allégresse, n’est pas aussi rare que l’on imagine, mais cet homme que je décris n’appartient pas à cette classe de pourceaux, bien au contraire. Il nous l’avoua lorsque nous le soumîmes au sérum de vérité que voulait expérimenter le Dr. Riviera. Après que nous lui eûmes inoculé le produit il livra tout :

« Mais je ne suis pas heureux, pas le moins du monde ! Tout juste suis-je un excellent acteur. Ce que je souhaite c’est faire de l’ombre aux autres, c’est que ceux qui croient luire de bonheur se trouvent bien ternes comparés à moi.

« Afficher une félicité inébranlable et permanente, voilà ce qui détruit les autres plus sûrement que n’importe quelle niaiserie poétique romantique, plus violemment que l’amour, l’amitié, ou je ne sais quelle fadaise. Le spleen c’est de l’opium, du nectar de fillette, mais le bonheur insolent, voilà le poison le plus parfait. Je veux être le venin de chacun, je veux que, le soir venu, lorsqu’ils se font face à eux-mêmes, tous ceux qui ont eu à subir mes dents blanches sous mes lèvres vives et souriantes sombrent dans l’affliction, qu’ils soient désolés de ne voir que mon arrière-train poudré et propre les saluer sur l’échelle de l’allégresse, je veux que leur déréliction les entraine dans les pires affres, que même sous un soleil estival ils se croient dans un mausolée.

« Parfois je passe des semaines à harceler certaines proies avec mon bonheur, et parfois seul le passage de ma bonne humeur les fait périr. Un pendu, un corps boursouflé glissant sur les eaux glauques du fleuve, un avis nécrologique, un corps portant les empreintes de fers à cheval, tout ceci, que cela peut me faire sourire, me donner la force de continuer à sembler heureux ! »

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