« Mon mari fréquente les maisons closes. D’accord. Oh, ça ne me dérange pas, comme ça ce n’est pas moi qu’il importune avec sa risible virilité, si vous voyez ce que je veux dire. Mais il m’a confié qu’il a croisé mon père louant les services d’une jeunette qui me ressemblait « trait pour trait, en moins décatie » a-t-il jugé bon de préciser. Quand j’ai appris la nouvelle j’en ai laissé ma poêle tomber sur mon sol tout juste lavé – vous savez cette poêle achetée lors de l’exposition d’avril quand mon cousin avait eu un ongle incarné et que c’était le docteur Charles, le frère de l’épicier du cousin de votre ami Alphonse, qui l’a soigné avec un onguent indien miracle venu des Amériques. Alors toute la nourriture s’est répandue par terre, un beau sauté de pommes de terres trouvées sur le marché de T. où le pauvre Lulu qui a une patte folle et des soucis de voisinage…
– Que je fus sot !
– Sot ?
– Oui, sot ! Naguère, dans mes mauvais jours j’aurais prétexté un rendez-vous pour fuir vos monologues, dans mes meilleurs jours je vous aurais traitée de mégère en décampant, j’aurais ainsi été libre d’aller dessiner dans mon carnet avec pour seules rencontres des personnages imaginaires dans des paysages oniriques, j’aurais créé plutôt que subir.
« Désormais je ne comprends plus celui que j’étais, le solitaire insolent qui ne supportait ni les commérages, ni les défécations politiques ni les logorrhées émétiques religieuses. Avant je n’avais pas envie de faire partie de quelque société que ce soit, seulement de la mienne et de celle de mes créations. Comment donc pouvais-je supporter d’être un artiste qui faisait passer ses créations avant ceux qui font le monde, avant vos si intéressants monologues, vos cocasses potins, vos hypnotiques ragots ? Avant je brassais des rêves en laissant ces vents inféconds passer avant mon emploi qui m’aurait permis de manger à ma faim, de me loger, et surtout d’occuper mes pensées, de me faire des amis, d’enrichir mes connaissances pratiques plutôt que spirituelles et égoïstes et intérieures.
« Je vous en prie, continuez, parlez-moi de votre sœur encore vieille fille à 22 ans et qui ne trouve aucun mari mais seulement de lâches fiancés, parlez-moi de votre porte qui grince et qui ferme mal, parlez-moi des tissus qui étaient plus solides jadis, parlez-moi des saisons trop tardives, parlez-moi des injustices, des tricheries, des mesquineries et des mensonges politiques, parlez-moi de religions et de ces pimbêches qui vous ont volé vos places à la messe, ou de la délurée Lady C. qui doit encore une fois avoir oublié de se signer au bénitier, parlez-moi des amis de votre mari, de vos amies à vous, de celle qui copie votre style vestimentaire. Parlez-moi. Parlez-moi de tout pour m’empêcher de retourner à mon cahier et à mes armes chargées à l’encre, car sinon je crains d’un jour m’y perdre, y disparaitre, ou du moins de mourir ici et ne plus pouvoir rien être pour vous tous, devenir un moins que rien, et sombrer dans un parfait mépris pour vos jugements. De la futilité, de la niaiserie, de la sottise, tout ce qui fait l’humanité, du sarcasme mais surtout aucun digne cynisme, de la pose de dandy mais pas de fougueuse folie, j’en ai besoin de toutes ces choses prosaïques et banales, car même mon cahier brûlé je sais que je graverai mon inspiration sur le sable ou les troncs ou mes tables, je… Parlez-moi des merveilles de votre vie, de tout sauf de créations éthérées.
– Je crois comprendre.
– Vraiment ?
– J’ai eu un cousin éloigné qui était comme vous, les manches sales de peintures et d’encre, la peau diaphane et laiteuse de ne pas voir le soleil, laissant derrière lui un sillage de puanteur et de moisi, les manières brusques et impatientes de solitaire, un œil hautain et l’autre hostile, l’air affligé dès que les lèvres de qui que se soit vont pour s’ouvrir.
– A-t-il réussi à ne pas se perdre dans ses créations ? A-t-il fini par vivre comme vous tous, et à y prendre plaisir ? Prendre plaisir à manger des plats sans saveur imaginaire, à s’asseoir dans un lieu réel plutôt que parfaitement onirique, à s’abîmer avec délectation dans l’écoute du sordide quotidien, à participer à la grande représentation commune, à s’y trouver compagne satisfaisante, à avoir goût aux danses sur des musiques fades, à prendre plaisir à aller regarder des pièces de théâtre reproduisant la vie réelle ?
– Dans un sens oui, il a réussi à ne plus pouvoir créer et ne risque plus de se perdre dans ses créations : on l’a fait enfermer à l’asile pour les fous et il porte toujours une camisole de force. »


Pour paraphraser je ne sais qui : levons-nous tristes, couchons-nous en colère, et entretenons nos haines telles des frontières infranchissables que le temps et la matière ne peuvent violer. Martelons les cervelles (surtout la nôtre) pour préserver la sainte folie.

