» Il ne s’est jamais mutilé, n’enrage qu’à propos des sujets prosaïques qu’on lui soumet avec trop d’insistance et dont la moralité est raillée de manière fort grotesque – et d’ailleurs il se contente toujours de l’avis des autres ainsi que des témoignages partiaux. Il se met en colère lorsqu’on lui marche plusieurs fois sur les pieds ou qu’on le vole, mais sinon…
– Et le démiurge, et les dieux, et la nature, et la réalité, et la prédestination ?
– De tout cela, il ne s’en occupe pas.
– Et lorsqu’on lui soumet ces sujets ?
– Il les élude.
– Les autodestructions par les drogues, les sorties nocturnes hivernales en robe de chambre, les examens d’ossements remontés à la surface dans les cimetières, les rixes, le crime, les duels, la tentation de céder aux atours de la belle demoiselle Suicide, les bains dans des eaux glacées ?
– Tout cela lui est étranger. Il ne s’empoisonne que par nécessité sociale. Il ne s’ennuie pas, et donc ne cherche à rien écourter ou ne se distraire de rien, même lorsqu’il peut être victime de quelque insomnie il n’abuse pas des soporifiques mais patiente dans son lit en chantonnant des airs de guinguettes. Les discussions l’indiffèrent, tout ce qu’il souhaite c’est parler avec superficialité, sans rentrer dans le vif d’aucun sujet, n’être scrupuleux sur aucun terme ni aucune notion, ne recevoir ni ne présenter aucun argument ; il reste vague, évasif, commun, sans aspérité, dans un hédonisme banal.
– Mais ses lectures ont bien dû parfois le mener à faire face à quelque splendide fulgurance, à quelque questionnement métaphysique dont le vide des solutions n’est que trop évident, à s’affliger d’existences dont sa monotone vie n’est pas témoin !
– Il ne lit que les quotidiens, et rien ne l’émeut suffisamment pour qu’il en garde mémoire. Ou plutôt rien ne l’interpelle assez pour qu’il analyse les évènements en profondeur, dans leur trame tragique, dans leur inévitable fatalité, dans leur intrication avec cette froide et impitoyable vie. L’ineffable est une contrée inconnue dont il ignore les frontières délétères ; tout ce qui n’est pas appréhensible par lui, résoluble par les méthodes les plus grotesques, abrégé avec des termes plébéiens et flous, ne peut adhérer à la viscosité de sa conscience.
– Il doit bien parfois désespérer, tout le monde désespère, même les navets.
– Pas lui. Je ne dirais pas non plus qu’il espère quoi que ce soit mais…
– Un ataraxique, un authentique ataraxique !
– Peut-être… »

Nous l’occîmes, évidemment, car il était une anomalie, nous l’assassinâmes comme chacun devrait tuer toutes ces dégénérés qui ne sont pas malheureux d’être nés. Et, certes, nous le torturâmes un peu, mais par aigreur et jalousie, nous ne conseillons pas de faire souffrir, seulement éliminer et placer la crâne en trophée dans un cabinet.

 

un bon ataraxique est un ataraxique cadaverique

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