Il ne s’agit avant tout que d’un quiproquo dont la société est responsable ! Mon client est de peu d’instructions scolaires mais de grande instruction onirique ; il croit ce qu’on l’a laissé croire… Orphelin il a passé sa tendre enfance à errer dans les rues en mendiant de quoi subsister, comment le blâmer de n’avoir eu foi qu’en les contes qu’il entendait narrés dans les chaumières des bonnes familles au coin du feu tandis que lui grelottait allongé dans la boue et la paille sale ?
Tôt il fut employé à se faufiler dans les cheminées pour les ramoner, c’est lors, dans les répugnantes et suffocantes ténèbres, qu’il se prit à se raconter ses propres contes merveilleux, à y trouver son air et sa lumière.
Laissez-moi terminer, monsieur le juge, je vous en prie, vous allez tout comprendre. Plus tard mon client a été employé par un maréchal ferrant à battre le fer, un emploi répétitif qui mettait à rude épreuve son corps certes encore jeune mais déjà perclus de douleurs dont la vie l’avait affligé. Mais son cerveau, lui, était déjà trop vieux, trop épuisé, pour encore trouver refuge dans les mondes oniriques. Le soir il était si fourbu qu’il n’avait pas même le temps de rêvasser qu’il sombrer dans le vide de sommeils aussi vides que le cœur d’une femme, aussi monotones qu’un ciel nocturne pollué par la flamme d’un bec-de-gaz, aussi froids que le marbre d’une dalle funéraire.
Un dimanche pourtant, seul moment de répit dans son calvaire, tandis qu’il faisait la manche allongé sur les marches de l’église (un emploi au salaire bien maigre puisque les bigots préfèrent payer l’Eglise plutôt que suivre les préceptes christiques et faire l’aumône), il croisa deux gentlemen qui le prirent en pitié.
« Ola le pouilleux, voilà pour toi un peu d’opium bien huileux. Mâche-le et ton dimanche sera savoureux ! »
Il fit comme les philanthropes le lui offraient et il redécouvrit le sourire… pour mieux s’abîmer le lendemain dans une amertume plus noire que l’âme d’un arriviste provincial parti à la capitale.
Le dimanche suivant les deux mêmes gentlemen passèrent et demandèrent :
« Cet opium a-t-il été bon pour ton âme de laborieux ?
– Oh oui, messieurs, encore, par pitié, encore et je deviens votre esclave !
– Es-tu tant en manque de rêves ?
– Oui-da, en terrible manque de rêves depuis que j’ai du poil tout le menton.
– C’est scientifique, seuls les enfants savent rêver. Nous n’avons plus de cette enfance parfumée que l’on nomme opium, hélas, essaye donc l’alcool, bien que cette dernière drogue ne serve pas vraiment à rêver mais seulement d’excuse à moduler des sottises sous couvert d’ivresse, elle pourrait peut-être te porter secours. »
Mon client, monsieur le juge, était de peu d’instructions, je l’ai déjà dit plus tôt, et de ce dialogue traduit par un épuisement morbide le pauvre à l’esprit exténué n’avait retenu que deux éléments : seuls les enfants savent rêver, scie-ntifique, bien que la définition admise de ce mot lui fut inconnue la sonorité lui évoqua quelque chose de prométhéen.
Alors comment l’en blâmer, lui qui fut si influençable, lui qui n’avait eu que le rêve pour seul havre – un havre tel un Avalon aux rivages brumeux dont les courants nous éloignent chaque jour – d’avoir scié les oreilles et les yeux de ce pauvre enfant qui sortait de l’église pour les placer sur son propre visage? Ce n’était pas en y pensant à mal, il désirait à nouveau voir et entendre comme il le faisait naguère, avec cette insolence juvénile qui endure la réalité sans crainte car elle n’existe véritablement que dans le secret onirique.
Par mon plaidoyer je ne réclame pas une instruction obligatoire permettant à chacun de comprendre que le terme scie-entifique n’a pas de rapport direct avec les scies, je ne réclame pas non plus que les masses laborieuses soient épargnées par l’épuisement -il faut qu’ils se tuent au travail comme nous nous tuons à gratter du papier-, mais pourquoi ne pas vendre le laudanum sans ordonnance et à si bas prix que chaque citoyen pourrait s’en jeter un petit godet chaque soir ? Quant à mon client faites-en ce qu’il vous plaira…
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